Agriculture durable : repenser l’agriculture, la production alimentaire et son financement

31/05/2024

La croissance rapide de la population nécessite une hausse de la production alimentaire, mais celle-ci devra être durable.

Par  Vincent Nobilet, Responsable Agribusiness, commerce et finance durable des matières premières, Société Générale, Yannick Ouaknine, Responsable de la recherche ESG, Bernstein, and Eric Schoumsky, Responsable des solutions de capital naturel, Société Générale.

Nombre d’entre nous s’interrogent sur notre alimentation mais nous sommes peu à nous intéresser à la manière dont elle arrive dans nos assiettes. Pourtant, la production alimentaire est au cœur de beaucoup des défis les plus urgents pour l’humanité, et la repenser pourrait contribuer à leur résolution.

Nous vivons dans un monde où la malnutrition, voire la famine, sont très répandues en Afrique et dans certaines régions de l’Asie. Dans le même temps, en Occident, le nombre de personnes en surpoids et les problèmes de santé qui y sont liés sont en constante augmentation : plus de 40 % des Américains souffrent aujourd’hui d’obésité (1). Il faudra nourrir une population qui devrait passer de plus de 8 milliards en 2024 à 10,4 milliards d’ici la fin du siècle (2). Or, la production alimentaire actuelle représente environ un tiers des émissions totales de gaz à effet de serre (3). Et la nécessaire augmentation de la production accélérerait probablement le réchauffement de la Terre, appauvrirait encore les terres agricoles et continuerait de détruire les forêts.

Impact de chaque étape de la chaîne de valeur du secteur
Source: “The impact of unsustainable diets” – Societe Generale Cross Asset Research – Mars 2023

Graphique SG Cross Asset Research

La dégradation des sols et l’érosion de la biodiversité menacent la productivité agricole. Leur effet est aussi décuplé par des pratiques qui enferment les agriculteurs dans une spirale négative d’utilisation toujours plus intensive d’intrants pour maintenir la productivité. Et ce, au prix d’une accélération des impacts négatifs sur le climat, les sols et la biodiversité, explique Éric Schoumsky, Responsable des solutions de Capital Naturel, Société Générale.

Nous pourrions régler un grand nombre de ces questions qui semblent insolubles en modifiant notre approche de la production alimentaire et, en particulier, de l’agriculture, affirme Vincent Nobilet, Responsable Matières premières agricoles, Trade & Sustainable Commodity Finance, Société Générale.

Des pratiques et des technologies durables existent, mais leur adoption est faible

Les moyens et la technologie pour y parvenir existent plus ou moins, même si leur adoption reste timide. Les protéines alternatives font par exemple l’objet d’une attention croissante et attirent de plus en plus de capitaux. En effet, 80 % des terres agricoles sont aujourd’hui réservées à l’élevage ou à la nourriture du bétail pour ne fournir que 18 % de notre apport calorique tout en émettant de grandes quantités de méthane. La production de viande rouge (voire de viande blanche) par hectare est terriblement inefficace. La remplacer partiellement par des protéines végétales, telles que les pois ou les lentilles, pourrait permettre d’allouer ces terres à d’autres usages, notamment le reboisement, de réduire directement les émissions et d’améliorer la santé des sols.

Parallèlement, plusieurs startups travaillent sur des procédés de fermentation, parfois à base d’algues ou de champignons, qui pourraient se substituer à la viande et aux produits laitiers (4). Les insectes comestibles, dont on parle beaucoup, sont déjà en production, même si les capacités restent limitées. Principalement utilisés pour nourrir les poissons en aquaculture et les animaux de compagnie, ils restent une exception dans la consommation humaine (barres énergétiques ou certains en-cas).

Autre approche prometteuse, l’agriculture régénératrice. Cette pratique consiste à restaurer les sols ou à améliorer leur santé, notamment en pratiquant la polyculture, en couvrant les sols autant que possible, en réduisant le labour, en limitant le recours à des intrants tels qu‘ engrais synthétiques et pesticides, et éventuellement en y associant une activité d’élevage. Cette approche permet d’accroître le rendement des cultures après quelques années. Mais elle contribue aussi à rétablir la vie biologique dans les sols, comme les bactéries, les champignons et les vers qui sont alors en mesure d’absorber plus de carbone présent dans l’atmosphère. L’initiative internationale « 4 pour 1000 » (« quatre pour mille »), lancée par la France lors de la COP21 à Paris, estime qu’une augmentation annuelle de 0,4 % du niveau de carbone stocké dans les sols pourrait presque compenser l’augmentation annuelle du CO2 dans l’atmosphère (5).

Créer une dynamique et encourager l’adoption des consommateurs

Comme pour toute nouvelle technologie (par exemple les énergies renouvelables), il est primordial de créer une dynamique et d’accélérer le développement pour rendre ces nouvelles technologies compétitives et accessibles.

Ces nouveaux types d’aliments ont besoin de l’adoption généralisée des consommateurs, tandis que nous devons encourager les agriculteurs à adopter ces nouvelles méthodes de production, explique Yannick Ouaknine, Responsable de la Recherche ESG, Bernstein.

Certains sondages suggèrent que 50 % des personnes interrogées désirent une alimentation plus saine et semblent prêtes à payer plus cher pour des aliments plus respectueux de l’environnement. Il reste cependant des incertitudes quant au montant que les consommateurs seront prêts à payer, aux types de produits que les entreprises du secteur alimentaire devront créer, et au rythme de l’évolution de la demande. Par ailleurs, les protestations massives des agriculteurs européens montrent toute la difficulté de les encourager à changer leurs pratiques lorsque leur première préoccupation est la survie de leur activité dans un contexte de prix bas et de complexité administrative croissante.

Le rôle clé de la réglementation 

Selon Vincent Nobilet, les autorités doivent avant tout combler un manque criant d’information. Cinq à sept ans après l’adoption de l’agriculture régénératrice, une exploitation agricole classique peut générer plus de revenus nets qu’auparavant, en grande partie grâce à des économies importantes réalisées sur les intrants dont les prix ne cessent d’augmenter. Pourtant, les rares agronomes, agriculteurs ou scientifiques qui démontrent depuis des décennies les avantages de l’agriculture régénératrice, continuent de prêcher dans le désert.

Et ce, pour plusieurs raisons.  D’une part, les fournisseurs sont plus souvent incités à vendre des équipements et des intrants plus chers qu’à promouvoir des pratiques écologiques. Par ailleurs, l’adoption de ces pratiques est confrontée à de véritables barrières psychologiques car elles peuvent remettre en question la gestion traditionnelle d’une agriculture familiale qui existe depuis plusieurs générations. Plus important encore, les agriculteurs ont besoin de formation et d’assistance technique et financière pendant cette transition. Ce que les pays désireux de renforcer leur sécurité alimentaire devraient être prêts à faire, grâce notamment à des campagnes d’information et à la réaffectation des subventions.

Le cadre réglementaire est essentiel pour soutenir la création de marchés et gagner la confiance des consommateurs, des agriculteurs, des entreprises et des investisseurs. Les politiques dites « de la ferme à l’assiette » qui font partie du « Pacte vert pour l’Europe » de l’Union européenne constituent, à ce titre, une avancée majeure, tout comme certains pans de la loi américaine sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act). A l’instar du tabac ou de l’alcool, les autorités publiques peuvent faire plus pour informer, avertir et encourager de nouvelles habitudes de consommation, en privilégiant toutefois la sensibilisation à l’obligation, suggère Yannick Ouaknine. A l’exception peut-être de règles plus strictes pour réduire le gaspillage alimentaire.

Une révolution du financement

La révolution de la production alimentaire ne se fera pas sans révolutionner son financement, car ses besoins en capital sont immenses. « Société Générale travaille sur l’ensemble des maillons de la chaîne de valeur du secteur et cherche à créer les moyens d’atténuer le risque associé au financement des agriculteurs et des entreprises technologiques innovantes de l’agriculture et de l’alimentation », précise Vincent Nobilet. Eric Schoumsky ajoute : pour cela, la banque a noué des partenariats avec des acteurs de premier plan, comme Invivo en France, pour mobiliser les capitaux de la transition vers une agriculture régénératrice. Il s’agit de valoriser et de monétiser la contribution positive des agriculteurs à la préservation et/ou à la restauration de la santé des sols et de la biodiversité. Les assureurs peuvent également créer de nouveaux produits qui garantissent les pertes initiales auxquelles les agriculteurs pourraient être confrontés durant leur transition.

Il ne fait aucun doute que le réchauffement climatique réduira considérablement les rendements des cultures, entraînant de fait une hausse des prix des denrées alimentaires et un moindre choix. Pour autant, cela ne veut pas dire que nous en serons réduits à manger des insectes et à renoncer totalement à la viande. Néanmoins, la plupart des consommateurs devront faire des choix alimentaires plus intelligents et plus sains, voire réduire leur apport calorique – ce qui, par ailleurs, améliorerait encore la santé publique, plus particulièrement dans les pays développés.

La question n’est donc pas tant de savoir si nous devrons changer nos habitudes alimentaires, mais de soutenir dès maintenant l’innovation et l’évolution des pratiques, pour atténuer les effets difficiles et disruptifs de la transition dans les années à venir. À bien des égards, ces nouvelles technologies et pratiques rappellent la production alimentaire d’il y a plusieurs générations. En y intégrant les avancées scientifiques sur la génétique ou la vie biologique sous terre, nous revenons ainsi à une simplicité et à une durabilité que nous devons nous réapproprier.

Ce point de vue a fait l’objet d’une publication dans « Sustainable Views » (disponible par abonnement gratuit).
Sources :
(1) dont l’IMC supérieur à 30 - Centers for Desease Control and Prevention (USA). 
(2) Projections des Nations Unies
(3) « Food systems account for over one-third of global greenhouse gas emissions » - Nations Unies
(4) Fermentation in Alternative Proteins - Food Industry Executive
(5) Initiative internationale « 4 pour 1000 »

Pour aller plus loin :
-    Feeding eight billion people sustainably - Décembre 2023 – Recherche Cross Asset Société Générale
-    The impact of unsustainable diets - Mars 2023 Recherche Cross Asset Société Générale
-    Calories sans carbone  - Juin 2022 – Podcast « 2050 Investors »