Data et trade finance : les enjeux complexes d’une réinvention

15/09/2023

La remise au gouvernement français, le 29 juin dernier, du rapport Paris Europlace « Accélérer la digitalisation des activités de financement du commerce international »1 montre, s’il en était encore besoin, à quel point le sujet de la data et du Trade Finance constitue à la fois une problématique, une ambition et une révolution.

Saluons à ce titre ce remarquable travail qui, au-delà du rôle de premier plan qu’a joué Société Générale2, souligne la nécessité d’adopter en France les dispositions de la MLETR3 (Model Law on Electronic Transferable Records). Il montre aussi combien la dématérialisation à grande échelle des activités de Trade Finance constituerait un accélérateur de compétitivité pour les entreprises françaises et la place financière de Paris. Enfin, ce travail témoigne de la volonté française d’être moteur dans la réflexion sur cette industrie du Trade Finance.

On le sait, en dépit des progrès incontestables apportés par l’usage des outils digitaux, le financement du commerce international reste un univers marqué par un nombre excessif de documents papiers à examiner et à échanger. Les processus et procédures demeurent archaïques, parce que manuels pour l’essentiel, à l’instar des formalités administratives qui impliquent un nombre tout aussi significatif d’acteurs qui n’utilisent pas les mêmes canaux numériques… Au total, l’écosystème Trade se caractérise par un enchevêtrement qui, même s’il s’est légèrement simplifié sous l’effet de la révolution digitale, constitue encore aujourd’hui une sorte de « tour de Babel », frein structurel aux ambitions contemporaines, et légitimes, d’accélération et de lisibilité des flux. 

Objectif 100% dématérialisation à horizon 2030 ? 

La dématérialisation des documents va entraîner une automatisation des traitements et donc générer des gains de productivité, une baisse des temps de traitement et une réduction des risques opérationnels. L’objectif, partagé notamment par les associations d’armateurs, vise 100% des documents du trade finance dématérialisés à horizon 2030.

Fin 2023, a minima 8 pays auront transposé les dispositions de la MLETR dans leur droit national et l’ICC (International Chamber of Commerce) anticipe qu’une centaine de pays l’auront adoptée à fin 2026. Ceci devrait grandement faciliter le commerce entre ces pays, sous réserve que les acteurs de ces mêmes pays aient la capacité d’intégrer ce nouveau modèle disruptif, 100% digital. 

Une fois ces données disponibles sous format électronique, plusieurs questions se posent. Comment les échanger ? Devons-nous aller vers un standard unique ? Les avancées en matière d’interopérabilité forment-elles nécessairement un préalable aux échanges électroniques ? Ces questions sont loin d’être tranchées. En témoignent nos discussions avec les grands groupes du commerce mondial, les banques internationales, ainsi qu’avec l’ICC, qui montrent qu’à ce stade peu d’acteurs, au total, semblent disposés à retenir un format / standard d’échange (via échanges sécurisés, i.e. blockchain).

Ce constat s’explique notamment par des budgets informatiques évidemment contraints, déjà significativement alloués à la digitalisation des documents, à la reconnaissance et classification des données dans les documents et à leur traitement.

D’ailleurs, une standardisation des données internationales du Trade finance et des formats d’échange, à l’image du système Swift, assurerait une certaine normalisation… mais en combien d’années ?

Accélérer avec l’IA

Au-delà des considérations sur l’écosystème du Trade finance, les banques du trade finance avancent sur la data à une rapidité qui dépend des moyens financiers et humains qu’elles veulent et peuvent y consacrer.  

Bien entendu, les banques disposent chacune de leur propre systèmes d’information qui intègrent des données sur ces opérations de Trade finance (système de back office, système comptable, système de risque, système de conformité). Société Générale a pris conscience depuis plusieurs années de la nécessité de pouvoir croiser ses données issues des différents systèmes. Cela passe par plusieurs étapes : l’extraction des données et l’évaluation de leur pertinence, par des outils de stockage (datalakes), par la transformation de ces données.

L’examen des documents et la classification des données vont être facilitées par l’intelligence artificielle qui apprend à reconnaître des données récurrentes. Nous l’utilisons déjà depuis plusieurs années dans les filtrages de conformité notamment. 

Enfin cela nécessite de ne pas négliger en fin de chaîne de traitement le format de restitution de ces données à la fois en interne pour des besoins de pilotage et de reporting, et en externe pour nos clients.

En effet notre responsabilité de banquiers vise à répondre plus efficacement encore aux attentes fortes de nos clients de disposer d’une vision synthétique du statut des opérations en stock avec la banque et l’état d’avancement de leurs nouvelles demandes.

L’IA nous montre bien aujourd’hui que plus les conditions d’une requête sont précises, plus la pertinence et la rapidité de la réponse sont fortes. C’est bien vers cette qualification / harmonisation de la donnée de départ que nous devons tendre. Il s’agit bien d’un enjeu de taxinomie, c’est-à-dire d’être capable de penser (ou repenser ?) notre univers avec un langage universel.  

Enfin cela requiert de nouvelles compétences, un changement de culture pour savoir identifier les données clés et prioriser les investissements sur ces sujets.

 

En conclusion

On le voit, notre sujet Data et Trade Finance constitue une problématique complexe parce qu’elle touche, notamment, aux cultures nationales et s’avère, de ce fait, multifactorielle.

Quid du surgissement de nouveaux corollaires ? Car la digitalisation peut aussi, paradoxalement, exclure certains pays moins enclins que d’autres à intégrer dans leur modèle ces nombreux changements. L’investissement induit par la transformation digitale pouvant, notamment, les décourager. Nous sommes sur un paramètre économique où le pays concerné pourrait être exclu, faute de moyens, et aussi de volonté.  Et qu’en serait-il du paramètre géopolitique, voire idéologique ? Le sytème Swift nous l’a bien montré au déclenchement de la guerre en Ukraine, le full digital renforce et facilite grandement la possibilité pour les institutions d’exclure les entités qui contreviennent aux règles mondiales. Dit autrement, cette nouvelle dimension 100% digitale du Trade pourrait aussi constituer un frein à l’adoption de standards du trade finance par des pays dits « difficiles ».

Enfin, et surtout, bien qu’il fasse l’objet d’un consensus, comment va être accueilli ce nouvel environnement entièrement digital au sein des équipes front-to-back en entreprise comme en banque qui, depuis plusieurs décennies, ont toujours considéré des documents papiers ? La formation va, c’est une évidence, jouer un rôle clé dans la réussite du nouvel écosystème.     

Mondialisation et fragmentation, le sujet de la data et du Trade finance convoque, par ses enjeux, de nouvelles et passionnantes dialectiques…

  1. "Rapport Paris Europlace sur la digitalisation du trade finance"
  2.  See Appendix 3, p. 87 of the report “List of members of the Paris Europlace working group”
  3.  Model Law on Electronic Transferable Records cf. UNCITRAL MLETR