La déconnexion entre les marchés et l’économie et comment s’en prémunir
L’économie mondiale se trouve à une période charnière comme il ne s’en produit qu’une ou deux fois par génération. Au bout de quatorze années, l’assouplissement quantitatif, à l’origine d’une envolée sans précédent des prix des actifs, s’est brutalement interrompu.
L’économie, après avoir été plongée dans la léthargie au cours de la pandémie, a connu un sursaut en 2021 avant d’être rattrapée par les perturbations des chaînes d’approvisionnement, la politique Zéro Covid en Chine et, enfin, l’invasion de l’Ukraine et la flambée des prix de l’énergie.
Il en a résulté une inflation virale et un resserrement agressif des banques centrales, déclare Kokou Agbo-Bloua, Responsable mondial de la recherche économique, cross-asset et quantitative chez Société Générale. La réaction du marché a été tout aussi agressive : les prix des obligations ont baissé, les spreads de crédit se sont élargis et -fait inhabituel- les actions ont chuté elles aussi dès lors que les investisseurs ont commencé à intégrer la possibilité d’une récession mondiale.
Dans le monde réel, toutefois, cette récession n’est pas arrivée, du moins pas encore. Il est vrai que certains pays, notamment l’Allemagne et le Royaume-Uni, connaissent une grave destruction de la demande. Pourtant, la plupart des économies développées – et de nombreuses économies en développement – sont soutenues par des marchés du travail dynamiques, les efforts considérables engagés par les entreprises pour assainir leurs bilans et des niveaux d’épargne excédentaire records des ménages – environ 10 % du PIB aux États-Unis et 7 % dans l’Union européenne (UE). Dans le même temps, les relèvements des taux d’intérêt des banques centrales n’auront d’impact sur les dépenses qu’avec un décalage de trois à cinq trimestres.
« Cela a créé une déconnexion entre les marchés et l’économie », note Kokou Agbo-Bloua, dans la mesure où la réaction sans doute trop hâtive des marchés a semé l’incertitude et créé une perte de repères des investisseurs, alors qu’ils attendent les effets de la politique monétaire. Le résultat le plus probable est une persistance de la volatilité tout au long de ce processus.
Selon le scénario optimiste, la récession, si elle se produit, sera faible et de courte durée. Cela justifierait alors la récente reprise des actifs à risque que nous avons constatée en juillet et août après un premier semestre 2022 calamiteux – le S&P 500 a perdu un cinquième de sa valeur entre janvier et juin.
Vers une pérennisation de l’inflation ?
Toutefois, que se passerait-il s’il fallait plus de temps que prévu pour venir à bout de l’inflation ? Son impact sur les salaires et les loyers laisse penser qu’il s’agit d’un phénomène plus permanent que transitoire. Autrement dit, les taux d’intérêt devront continuer d’augmenter tant que les hausses de prix n’auront pas atteint un pic, ce qui risque d’entraîner une contraction économique plus longue et plus profonde.
L’histoire – et en fait, le modèle de fixation des prix des actifs financiers – montre qu’il est très difficile pour les actions de se redresser de manière durable dans de telles circonstances, explique Alexandre Fleury, Co-Directeur des activités de marché et Responsable des activtés actions et dérivés actions chez Société Générale : « Depuis la crise financière mondiale, la stratégie gagnante consistait à « acheter les creux » (« buy the dips »). Maintenant, on a l’impression qu’il faudrait « vendre les rebonds » (« selling the rallies »).
Si cela s’avère être le cas, les investisseurs alterneront entre phases d’espoir et de déception. Un portefeuille traditionnel composé d’actions/obligations à 60/40 % risque d’être gravement pénalisé si ses deux composantes sous-performent. En effet, la stratégie consistant à rester net acheteur sur le marché boursier, qui a fonctionné pendant de si nombreuses années, pourrait ne plus être appropriée.
Les produits dérivés comme moyen d’atténuer l’incertitude
« L’un des moyens qu’ont les investisseurs de se protéger de l’incertitude est de recourir davantage aux produits dérivés », déclare Alexandre Fleury. Les contrats à terme « futurs » et les options – disponibles sur les actions, les taux ou les devises étrangères – peuvent être utilisés pour corriger la décorrélation entre les obligations et les actions, pour offrir de la diversification en ajoutant d’autres catégories d’actifs comme les matières premières ou l’immobilier, et pour fournir des garanties. En ce qui concerne cette dernière utilisation, certaines stratégies donnent aux investisseurs la possibilité de recevoir d’un portefeuille d’actions un revenu annuel défini assorti d’une protection du capital, tant que les pertes ne dépassent pas un certain niveau. Certes, ils sacrifient le potentiel haussier, mais même cette dimension peut être réintégrée à leur stratégie s’ils changent leurs perspectives futures – la couverture en produits dérivés, même pour des portefeuilles importants, peut être ajustée en quelques jours.
Une action rapide pourrait en effet s’avérer nécessaire si la conjoncture prenait une tournure encore pire que celle d’une récession ordinaire. Après 2008, les États et les banques centrales ont coopéré pour soutenir les économies et les marchés. Pourtant aujourd’hui, leurs actions divergent, alors que d’importantes aides budgétaires sont distribuées pour protéger les plus vulnérables contre une augmentation du coût de la vie (après des dépenses déjà généreuses pour lutter contre le Coronavirus).
Ce train de mesures va à l’encontre des relèvements de taux des banques centrales, en les contraignant potentiellement à continuer de resserrer leur politique monétaire plus longtemps que nécessaire, ce qui se traduirait par une récession plus profonde. En fin de compte, les autorités monétaires risquent de perdre leur crédibilité auprès des marchés, ce qui serait la première étape vers une crise monétaire et de dette nationale.
Heureusement, les économies développées sont encore loin de cette situation. Toutefois, la vigueur du dollar face à l’euro et au yen suscite des inquiétudes.
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