Les entreprises américaines anticipent leur avenir à l’aune d’un patchwork grandissant de réglementations climatiques

22/07/2024

On pourrait croire que les investisseurs se réjouissent de la publication par les entreprises américaines d’informations extra-financières relatives au climat. Mais le nombre croissant de réglementations dans des juridictions et sur des périmètres et des calendriers différents, rend ce terrain ardu pour les investisseurs comme pour les entreprises. Et ces derniers mois n’ont fait que renforcer cette situation.

En mars, la U.S. Securities and Exchange Commission (SEC), principal régulateur de Wall Street, a publié la version finale d’une directive très attendue qui, pour la première fois, impose aux entreprises cotées aux États-Unis de communiquer des informations extra-financières clés, allant de leurs émissions de gaz à effet de serre à leur gestion du risque climatique.

Moins de trois semaines plus tard, la SEC suspendait la mise en œuvre de cette directive. En effet, ces mesures ont suscité une série de contestations juridiques et plusieurs grandes entreprises et États républicains ont clamé que la SEC avait outrepassé son mandat. De leur côté, les groupes de défense de l’environnement estiment que ces mesures ne vont pas assez loin, et plus particulièrement qu’elles excluent les chaînes d'approvisionnement – ou les émissions dites de scope 3 – qui représentent 70 à 90 % des émissions totales de nombreuses entreprises. Mais alors que la réglementation agite le système juridique, plusieurs entreprises anticipent et commencent déjà à modifier leurs pratiques.1

Tout ceci s’inscrit dans un contexte de réaction plus large à l’encontre des investissements environnementaux, sociaux et de gouvernance, en particulier aux États-Unis. Une nouvelle étude de Société Générale suggère que la hausse des taux d’intérêt et un contexte plus difficile pour les valeurs des énergies propres ont mis en évidence le « lien indiciel » trop simpliste de certains gérants de fonds, qui sont désormais pénalisés par des rachats. Un effort supplémentaire s’impose pour évaluer les relations entre une performance solide en matière de développement durable et la performance financière.

Un besoin de clarification quand règne la confusion

Comment les entreprises et les investisseurs peuvent-ils s’y retrouver ? Au-delà de la politisation et des débats théoriques, la directive de la SEC vise à codifier ce qui est devenu indispensable, au-delà des stratégies ESG spécifiques, dans le cadre actuel de la due diligence classique et de l’analyse des risques d’investissement. Bien que les chiffres varient d’un pays à l’autre, une analyse récente de MSCI révèle qu’une grande majorité des entreprises publient des rapports sur leurs émissions directes, et qu’un groupe restreint mais notable d’entre elles déclarent leurs émissions indirectes.2

Au-delà des émissions, le cadre de reporting volontaire tel que celui développé par le Groupe de Travail sur la Publication d’Informations Extra-financières a enrichi les informations et façonné les attentes du marché en matière de gouvernance, de stratégie, de gestion des risques, d’indicateurs et d’objectifs.

Cela ne signifie pas que ces nouvelles directives n'auront aucune valeur. Le fait est qu’en dépit d’une décennie d’augmentation des reporting volontaires, la plupart des données extra-financières publiées ne sont pas encore aussi solides que les données financières. Majoritairement, ces données ne sont pas encore comparables d’un secteur ou d’une région à l’autre. Et elles ne sont pas auditables, or l’audit est essentiel pour l’analyse financière et l’allocation du capital. Les exigences de publication obligatoire, telles que la nouvelle réglementation de la SEC, offrent aux entreprises la possibilité d’un reporting plus riche et plus pertinent, tout en améliorant la prise de décision interne sur les risques et les opportunités climatiques.

Malgré les avancées que les normes et les cadres de reporting volontaires ont apportées, les divergences de périmètres et de qualités des informations publiées ont montré leurs limites quant à la précision et l’importance des informations extra-financières fournies aux investisseurs, ce qui permettrait pourtant aux marchés actions de fonctionner plus efficacement. D’où le rôle de premier plan que pourraient jouer des initiatives mondiales telles que l’International Sustainability Standards Board (ISSB), dans la définition, selon ses propres termes, « d’un langage mondial commun comparable qui soit fiable, vérifiable et donc utile à la prise de décision des investisseurs, et rentable et efficace pour les consolidateurs de données ». Par ailleurs, elles pourraient fournir aux régulateurs du monde entier un cadre de publication de données extra-financières.

L’ISSB a publié ses deux premières directives à l’été 2023. La première concerne les risques et opportunités généraux liés au développement durable, tandis que la deuxième s’applique spécifiquement aux questions liées au climat. De nombreux petits pays adoptent les normes de l’ISSB tandis que d’autres, comme le Canada et le Japon (et bientôt le Royaume-Uni), promulguent des directives nationales étroitement basées sur celles-ci. 

Alors que les juridictions commencent à adopter l’approche de l’ISSB, la reconnaissance de l’interopérabilité et de l’équivalence est primordiale – tout particulièrement quand les grandes juridictions comme les États-Unis et l’Union européenne (UE) adoptent leur propre approche de publication. 

Des paroles aux actes

La publication n'est pourtant qu'une pièce du puzzle. Selon l’enquête EY 2024 réalisée auprès de PDG du monde entier, plus de la moitié d’entre eux (54 %) considèrent les questions de durabilité comme une priorité plus élevée qu’il y a 12 mois.3

De grandes juridictions comme l’UE vont de l’avant avec des exigences ayant un impact environnemental spécifique – par exemple, la Directive européenne sur la diligence et ses exigences pour aligner les plans de transition sur l’Accord de Paris. Ces exigences sont significatives non seulement pour les entreprises européennes et leurs chaînes d’approvisionnement, mais aussi, en raison de leur nature extraterritoriale, applicable à un grand nombre d’entreprises américaines. Les entreprises refondent leurs processus internes pour collecter de meilleures données et ainsi prendre de meilleures décisions : pour mieux intégrer les considérations de durabilité dans leur plans financier et stratégique. Bien que l’évaluation améliorée des risques demeure un pilier essentiel, la durabilité en tant que source d’innovation et de résilience des entreprises gagne du terrain.

Les entreprises pionnières ne cherchent pas seulement à se conformer à des règles toujours plus nombreuses. Elles comprennent que le risque climatique devient une réalité et cherchent à pérenniser leurs activités et leurs revenus. Le secteur de l’assurance est un exemple flagrant de la nécessité de comprendre et de modéliser l’incidence accrue des événements climatiques extrêmes pour mieux comprendre ses impacts sur les risques physiques. Il en va de même pour les risques de transition – de l’évolution des demandes des clients et des exigences réglementaires et légales à celle de la technologie et des conditions générales du marché. Une fois les données publiées et les plans mis en place, la direction d’une entreprise devrait être en mesure de prendre de meilleures décisions en situation réelle. Par exemple, le prix du carbone d’un pays, la solidité de son réseau électrique et la disponibilité d’énergies renouvelables deviendront des facteurs de plus en plus importants pour l’implantation d’une nouvelle usine de fabrication.

Au-delà des Responsables de développement durable dont le rôle devient plus stratégique4, de plus en plus d’entreprises mettent en place un cadre favorable, de la nomination de « contrôleurs ESG » ou de « responsables du risque climatique » à la constitution d’équipes transverses dotées de budgets et de mandats. Il n’existe pas de solution absolue unique, mais les entreprises qui y parviennent avec succès constatent que les responsabilités sont réparties dans l’ensemble de l’organisation, impliquant la planification financière et la gestion des risques, et ne sont pas cloisonnées dans un « département du développement durable ». 

Autre élément clé :  le rôle des dirigeants et du conseil d’administration dans la gestion et la supervision de la création de valeur durable. 

Bien que les exigences de publication d’informations extra-financières soient en hausse, le calendrier et la portée des exigences de durabilité restent vagues – qu’il s’agisse de sujets spécifiques tels que la planification de la transition ou les mécanismes de marché comme le prix du carbone. Ce qui laisse les entreprises dans le flou quant à leur stratégie pour l’avenir. Pendant ce temps, elles peuvent toujours poursuivre leur transition lorsqu’elle répond à une logique commerciale, sur la base des informations disponibles aujourd’hui, et essayer de construire des hypothèses solides qui peuvent guider la trajectoire financière et l’allocation de capital à l’avenir. Celles qui intègrent de manière proactive le risque climatique dans leur plan stratégique et leurs opérations quotidiennes tendent à mieux atténuer les risques, tout en étant mieux préparées pour identifier les opportunités : de nouveaux produits et services bas carbone, par exemple, ou la capacité de segmenter les clients et d’identifier ceux qui sont prêts à payer plus cher pour des produits « verts ».
Elles seront également plus à même de convaincre les investisseurs, qui sont, bien sûr, eux-mêmes sous pression pour pérenniser leurs portefeuilles. 

S’il reste difficile aujourd’hui de distinguer les entreprises respectueuses de l’environnement, les précurseurs se démarqueront de plus en plus, dans un monde où les produits des marchés de capitaux sont créés sur la base d’indices de référence. 

Les entreprises sont donc appelées à planifier dès maintenant leur avenir dans un monde à faibles émissions de carbone.


1 https://www.esgdive.com/news/majority-of-companies-not-covered-by-csrd-still-plan-to-comply-workiva/715309/

https://www.msci-institute.com/insights/us-firms-fall-further-behind-global-peers-on-climate-disclosure/ - Près des trois quarts (73 %) des entreprises cotées sur les marchés développés hors États-Unis ont déclaré leurs émissions directes (scope 1) et indirectes (scope 2) de gaz à effet de serre (GES), selon les dernières données de MSCI ESG Research.[1] En comparaison, 45 % des entreprises cotées aux États-Unis ont déclaré leurs émissions de scope 1 et scope 2 à la même date. Bien que la déclaration des émissions de la chaîne de valeur (scope 3) reste un sujet de controverse, plus de la moitié (54 %) des entreprises cotées sur les marchés développés hors États-Unis déclarent au moins une partie de leurs émissions de scope 3, contre 29 % des entreprises cotées aux États-Unis.

3https://www.ey.com/en_gl/ceo/ceo-outlook-global-report

4 https://hbr.org/2023/07/the-evolving-role-of-chief-sustainability-officers

Marie Clara Buellingen Responsable du développement durable au sein Société Générale Amériques