
Sur la route des paiements instantanés : le voyage du trésorier
Les paiements instantanés ont connu une avancée significative dans le domaine de la trésorerie, mais de nombreux défis restent à relever avant qu’ils ne s’imposent comme la norme. Emmanuelle Fischer, Responsable des Paiements et de la Gestion de Trésorerie chez Société Générale, explore la feuille de route et révèle la préparation de la banque à accompagner ses clients dans cette transition.
Bien que l’utilisation des paiements instantanés (IP) ait augmenté ces dernières années (selon le rapport annuel de la Banque centrale européenne de décembre 2024, le nombre quotidien de transactions IP a augmenté de 72 % en 2024 par rapport à 2023), leur adoption reste principalement concentrée dans le secteur de la vente (retail/B2C), note Emmanuelle Fischer. Le faible taux d’adoption par les trésoriers d’entreprise s’explique en grande partie par une incertitude persistante quant aux cas d’usage et à la proposition de valeur des paiements instantanés.
Dans un environnement B2C, l’offre de paiements instantanés – qui, selon les règles du virement SEPA instantané (SCT Inst), doit être réglée en moins de 10 secondes et disponible 24h/24 et 7j/7 – présente un avantage clair pour les entreprises, observe Emmanuelle Fischer. Cela permet notamment d’améliorer la satisfaction client, par exemple lorsque des remboursements sont effectués et disponibles quasi immédiatement.
Dans le B2B, cependant, les paiements instantanés ne s’intègrent pas toujours bien aux activités quotidiennes de trésorerie, qui sont généralement bien structurées et organisées. De nombreuses tâches de trésorerie sont conçues pour respecter les horaires de clôture imposés par les systèmes de gestion de la liquidité interbancaire, qui fonctionnent encore avec des périodes de fin de journée, des week-ends et des jours de fermeture annuelle.
Pour les trésoriers, ces horaires de clôture marquent la fin de la journée pour l’entreprise. Cela permet de définir une position de trésorerie claire et une limite de liquidité, sur laquelle peuvent être basés les dépôts de trésorerie de nuit, générateurs d’intérêts. Cependant, avec les paiements instantanés pouvant être exécutés et reçus à tout moment, leur adoption généralisée dans le B2B pourrait bouleverser cette structure bien établie.
Alors que l’approche traditionnelle permet au trésorier d’exécuter les paiements selon un calendrier, puis de construire une image de sa position de trésorerie en fin de journée et de tirer parti des dépôts de nuit, Emmanuelle Fischer estime que les paiements instantanés « peuvent les aider à aller plus loin ». Cela pourrait être particulièrement utile pour résoudre rapidement des problèmes de paiement ou accélérer les mises à jour de la position de trésorerie. Un jour, cela pourrait même permettre le paiement d’intérêts intra journaliers (peut-être toutes les heures) sur les dépôts bancaires. Cette même fréquence pourrait également s’appliquer au recalcul des taux d’intérêt sur les découverts, par exemple.
Il ne s’agit là que de conjectures, bien sûr, et Emmanuelle Fischer reconnaît que lorsque les paiements instantanés deviendront la norme, et que les systèmes bancaires et de trésorerie seront alignés sur une logique « de temps réel », le niveau de contrôle de la trésorerie sur ses positions de fin de journée pourrait diminuer.
Tout le monde est en phase d'apprentissage
Pour atteindre une masse critique dans l’utilisation des paiements instantanés, il faut trouver un équilibre entre les mécanismes traditionnels et ceux en temps réel. Le défi, selon Emmanuelle Fischer, est que les mécanismes nécessaires pour gérer des flux 24h/24 en trésorerie ne sont tout simplement pas prêts. En effet, la « création de la trésorerie de demain » soulève de nombreuses questions qui restent sans réponse, tant pour les banques que pour les clients corporates.
Pour relever ces défis, il est essentiel de faire évoluer les technologies de base de la trésorerie, telles que les systèmes de gestion de trésorerie et les processus de paiement, qui ont jusqu’à présent été guidés par les horaires de clôture traditionnels.
Cependant, le progrès vers une adoption plus large des paiements instantanés nécessite également un effort éducatif plus concerté de la part des promoteurs de leur utilisation, comme l’Autorité bancaire européenne (EBA). Les réponses réglementaires, en particulier en Europe, ont été décisives. Le déploiement du règlement européen sur les paiements instantanés (IPR), entré en vigueur en 2024, impose à toutes les banques et prestataires de services de paiements (PSP) de la zone euro de prendre en charge les virements SEPA instantanés (SCT Inst) pour les paiements entrants depuis janvier 2025, et pour les paiements sortants d’ici octobre 2025. De plus, une partie de l’initiative de l’IPR visant à accélérer l’adoption du SCT Inst prend en compte les préoccupations des utilisateurs en matière de fraude.
En effet, une préoccupation majeure des trésoriers concernant les paiements instantanés est leur potentiel accru de fraude. L’EBA a indiqué que les virements instantanés sont environ 9 fois plus susceptibles d’être frauduleux que les virements classiques. L’immédiateté des paiements instantanés et l’émergence de nouvelles menaces telles que la fraude par paiement autorisé (APP), où la victime initie elle-même le transfert après avoir été manipulée (phishing, etc.), remettent en question la pertinence de leur adoption dans certains cas, notamment en trésorerie.
La solution technique réside dans l’introduction de la surveillance en temps réel des fraudes et une validation renforcée des tiers. Parmi les outils clés figure la Vérification du Bénéficiaire (VoP), une fonctionnalité qui vise à vérifier la correspondance entre l’IBAN et le nom du bénéficiaire pour les virements SEPA instantanés et standards. Ce dispositif fournit le cadre technique essentiel pour permettre l’interopérabilité entre PSP, afin que toutes les demandes de vérification de la combinaison nom-IBAN, et les réponses associées, puissent être échangées entre différents systèmes.
La VoP arrive alors que le plafond actuel de 100 000 € pour les SCT Inst doit être supprimé en octobre 2025. Toutefois, la plupart des banques proposeront à leurs clients corporates de définir leurs propres limites, en fonction de leur capacité opérationnelle et de leur appétence au risque.
Les paiements instantanés dans la réalité de la trésorerie
Alors que les clients B2C ont clairement pris le virage et exploitent pleinement les paiements instantanés, le secteur B2B reste incertain quant à la meilleure voie à suivre, observe Emmanuelle Fischer. L’harmonisation apportée par SEPA il y a quelques années a quelque peu brouillé les cartes. « Les virements SEPA sont déjà très efficaces, souvent exécutés en moins d’une heure », note-t-elle. « C’est une autre raison pour laquelle une entreprise doit vraiment identifier les valeurs ajoutées et les cas d’usage des paiements instantanés. »
Cela pourrait laisser penser que pour de nombreuses entreprises, les paiements instantanés ne sont pas une priorité, mais ce n’est pas le cas, insiste Emmanuelle Fischer. « Toutes les entreprises avec lesquelles j’ai échangé voient un potentiel dans les paiements instantanés et cherchent à en tirer part. »
Et en effet, certains cas d’usage B2B sont déjà prometteurs. Dans le cadre d’un processus de fusion-acquisition (M&A), par exemple, Emmanuelle Fischer note qu’une série de paiements peut parfois être nécessaire pour respecter un délai. Mais si des retards sont causés par des procédures juridiques, un outil comme les paiements instantanés devient soudainement essentiel, car l’échec d’une opération M&A peut être extrêmement coûteux.
La rapidité et l’irrévocabilité des paiements instantanés pourraient également devenir des critères de sélection pour certaines entreprises lors de l’émission de leurs offres commerciales, poursuit-elle, car cela peut constituer un facteur différenciant. Toutefois, elle reconnaît que les paiements instantanés ne seront pas toujours révolutionnaires, et pour les nombreuses entreprises qui les considèrent positivement, trouver un usage quotidien adapté dépendra de la nature de leur activité et des informations et du soutien fournis par leurs banques.
Co-créer un nouvel environnement de paiements
« C’est un processus actif et continu pour nous ; nous menons actuellement une analyse approfondie avec plusieurs de nos clients afin d’identifier des solutions innovantes pour la trésorerie de demain », révèle Emmanuelle Fischer. Une partie essentielle de ces sessions interactives de deux heures, réunissant généralement une vingtaine de clients, est consacrée à la recherche de nouveaux cas d’usage pour les paiements instantanés.
« Nous discutons de l’impact des paiements instantanés sur la trésorerie, et nous essayons de répondre à toutes leurs questions », explique-t-elle. « À un niveau stratégique, les clients doivent comprendre le degré de réorganisation interne que cela implique, en termes de systèmes, d’infrastructures, de gestion des données et de processus, ainsi que les changements nécessaires du côté bancaire. »
Elle ajoute que les sessions abordent également les défis pratiques quotidiens liés aux paiements instantanés, comme la gestion des paiements en dehors des heures ouvrables et le maintien d’une position de trésorerie précise. Elles examinent aussi comment assurer une liquidité suffisante ou des lignes de crédit avec leurs partenaires bancaires, et les mesures à prendre pour continuer à optimiser l’allocation de leurs dépôts. Les sujets incluent bien sûr les dernières avancées en matière de détection et de prévention de la fraude et de la cybersécurité, notamment la Vérification du Bénéficiaire (VoP) et la gestion des rejets de paiements.
« Lors de ces sessions, il y a parfois plus de questions que de réponses, surtout au début », admet Emmanuelle Fischer. « Mais une fois lancés, nous pouvons travailler avec les clients pour identifier de nouveaux cas d’usage et opportunités. Certains demandent même des ateliers supplémentaires pour mieux comprendre l’ensemble des possibilités et exigences liées aux paiements instantanés, afin de maximiser leur potentiel une fois la transition effectuée. »
Vers de nouveaux horizons
À mesure que les paiements instantanés progressent, Emmanuelle Fischer souligne qu’il est important de sensibiliser davantage au schéma One-Leg Out (OLO) Instant Credit Transfer (OCT Inst). Il s’agit d’une initiative de l’EPC permettant des virements instantanés internationaux entrants et sortants. Elle utilise les systèmes automatisés de transfert de fonds disponibles dans la zone euro et, lorsque cela est possible, des systèmes similaires dans les pays hors zone euro. Ce dispositif devrait offrir aux utilisateurs les avantages des paiements instantanés pour les transactions transfrontalières, et pourrait marquer une avancée significative dans l’intérêt des trésoriers d’entreprise pour cette évolution.
Mais ce n’est pas tout, affirme Emmanuelle Fischer. « Nous pensons que les paiements instantanés peuvent ouvrir la voie à l’intelligence artificielle, car tout se passe en temps réel. Cela ouvre la possibilité à une analyse en temps réel des paiements de trésorerie, ce qui pourrait faciliter l’adoption de rapports de rapprochement et de prévisions de trésorerie basés sur l’IA. »
Il suffit que davantage de banques et de clients en trésorerie d’entreprise s’ouvrent à la discussion, comprennent comment les paiements instantanés peuvent les aider, et commencent à construire de nombreux cas d’usage. « Cela prendra du temps », reconnaît Emmanuelle Fischer. « Mais chez Société Générale, nous sommes prêts à accompagner nos clients dans cette transition. »
Par Emmanuelle Fischer, Responsable des paiements et de la Gestion de la Trésorerie, Sociéte Générale