
Tensions commerciales : quelles conséquences pour le Trade Finance ?
Bien qu’attendue et anticipée, la guerre commerciale initiée début 2025 a frappé les esprits par son ampleur et ses nombreux revirements. Alors que ce contexte incertain pèse sur le commerce international, Emmanuelle Petelle, Deputy Global Head of Trade Finance, fait le point sur les enjeux et défis du Trade Finance pour les mois à venir.
Par Emmanuelle Petelle, Deputy Global Head of Trade Finance
Les décisions de l’administration américaine en matière de droits de douane ont déjà des conséquences bien tangibles pour le commerce international. L’Organisation Mondiale du Commerce a revu très significativement ses perspectives pour l’année 2025 : alors qu’il prévoyait une croissance de 2,7 % du commerce mondial de marchandises en 2025, l’OMC anticipe désormais une baisse comprise entre 0,2 % et 1,5 %, en fonction de l’ampleur des mesures tarifaires appliquées. Un recul inédit.
L’Amérique du Nord serait la région la plus touchée cette année, avec une chute attendue de 12,6 % des exportations et de 9,6 % des importations, tandis que la croissance devrait être très modérée en Europe (+1,0% pour les exportations et +1,9% pour les importations) et en Asie (+1,6% pour les deux).
Un climat instable et incertain, moins propice au commerce
À l’heure actuelle, chez Société Générale, nous observons que nos clients n'ont pas, pour l'instant, annulé leurs contrats existants ni les mandats qu'ils nous ont confiés pour l'émission d'instruments de Trade Finance (lettres de crédit, SBLC, garanties, financements court terme). Cependant, nous constatons déjà un ralentissement des nouvelles opérations à court terme (3-6 mois) entre banques.
Plus que les droits de douane en tant que tels, c’est l'instabilité qui constitue la préoccupation première des clients. Les annonces quasi quotidiennes et les négociations bilatérales créent un climat d'incertitude peu propice aux investissements, tout en fragilisant la confiance des pays les uns envers les autres.
Ces préoccupations transparaissent bien dans l’étude menée par la Chambre de Commerce Internationale (ICC) en avril dernier : l'augmentation des coûts inquiète 64% des entreprises interrogées, suivie par les incertitudes pesant sur la planification (47%) et les perturbations des chaînes d'approvisionnement (45%).
Vers une réorganisation des corridors commerciaux
L’impact le plus significatif de ce nouveau contexte géopolitique se fera probablement sentir l'année prochaine, lorsque les entreprises auront finalisé la révision de leurs décisions d'investissement, de leurs budgets et de leurs prévisions et que les droits de douane entre pays seront davantage figés.
Certains secteurs, comme l’automobile, l’agroalimentaire ou les énergies renouvelables - impactées notamment par des menaces de droits de douane à hauteur de 3 521% sur les panneaux solaires venus d'Asie du Sud-Est ! - seront plus touchés que d’autres. Mais face aux incertitudes concernant les taux d'intérêt, les taux de change et les volumes d'exportation, toutes les entreprises sont actuellement en phase de réévaluation de leurs indicateurs commerciaux et financiers, voire de leur stratégie.
Cette nouvelle configuration va dans le sens d’une redéfinition des corridors commerciaux. Les exportateurs chinois, par exemple, vont intensifier leur présence sur d'autres marchés comme l'Europe, le Moyen-Orient, l'Afrique et l'Asie. Des tentatives de contournement des droits de douane via des pays tiers sont aussi à anticiper, tandis que certains pays pourraient bénéficier de cette situation, via des reports de flux et de production.
L'Inde, avec sa main-d'œuvre qualifiée et ses coûts compétitifs, pourrait ainsi jouer un rôle majeur dans la recomposition du commerce mondial. Elle attire déjà des investissements comme ceux d’Apple qui a prévu d’y déplacer une grande partie de l’assemblage de ses iPhones.
Un impact sur les besoins de financement des entreprises
En outre, malgré le contexte incertain, plusieurs tendances de fond se voient accélérées par la guerre commerciale, à commencer par la volonté de l’Europe et des US de se réindustrialiser. Citons comme secteurs stratégiques dans lesquels investir : la production de batteries, dans les centres de stockage de données IT (data centers, cloud), les industries du secteur de la défense et du spatial. Dans le même temps, sans être fondamentalement remis en cause le développement des énergies renouvelables et les projets de décarbonation pourraient être ralentis en raison de hausse des droits de douane sur les produits chinois qui renchérissent les coûts des projets.
À l’évidence, pour faire face aux incertitudes et aux changements de priorités d’investissement, les entreprises vont avoir besoin de liquidités. L’impact de la situation internationale se fera clairement sentir sur le besoin en fonds de roulement pour financer les stocks, les achats de composants clés à des prix plus élevés en raison des droits de douane en hausse, avec un besoin d’approvisionnements en matières premières plus diversifiés pour éviter la concentration des achats dans un pays. Nous disposons déjà de nombreuses solutions de financement : crédits court terme, lettres de crédit, garanties import/export, escompte de créances…
Dans ce nouveau contexte, ces instruments classiques restent tout à fait pertinents et adéquats. À une précision près : avec l’entrée en application de la réforme Bâle III, les institutions bancaires ont un peu moins de marge de manœuvre que par le passé. Elles doivent se conformer à des exigences accrues en matière de capital, tout en faisant face à des demandes croissantes d’exigences réglementaires (reporting du capital, données ESG, lutte anti-blanchiment etc..), cela pèse sur les capacités de crédit et sur la rentabilité globale des banques.
Une opportunité pour accélérer la digitalisation du Trade Finance
Cette situation devrait pousser tous les acteurs du Trade Finance à accélérer la digitalisation et la rationalisation des processus, pour gagner en efficacité tout en contenant la hausse des coûts liée aux nouvelles exigences réglementaires. La France a déjà bien avancé sur ce sujet, avec le soutien du ministère des Finances. Cependant, la loi MLETR (Model Law on Electronic Transferable Records), adoptée par la Commission des Nations unies pour le droit commercial international (CNUDCI) en 2017, n'a été transposée à ce jour que dans une dizaine de pays…
Heureusement, certains sujets progressent plus rapidement que d’autres : c’est le cas de la digitalisation des instruments impliquant moins d'acteurs, comme les garanties bancaires, qui ne nécessitent que trois parties prenantes (donneur d'ordre, bénéficiaire et banque).
Société Générale est activement impliquée dans la transformation digitale du financement du commerce (lettres de crédit, effets de commerce, forfaiting, etc.). Depuis ses débuts, nous soutenons l'initiative ICC - Paris Europlace pour accélérer l'adoption de solutions numériques en France. Notamment, Société Générale anime le plaidoyer (“advocacy”) favorisant le dialogue entre les parties prenantes de l'ensemble de l'écosystème Trade Finance. Plusieurs preuves de concept (PoC) sont en cours avec plusieurs clients d'entreprises de matières premières et non-matières premières et leurs homologues bancaires dans le monde entier, destinées à évaluer l'applicabilité pratique de différents outils et plateformes.
Afin d’accélérer la dynamique sur le plan international, l’effort de pédagogie auprès des États et des différents acteurs doit nécessairement s’intensifier. L'enjeu est essentiel : il s'agit de mieux faire comprendre aux régulateurs en quoi la digitalisation des instruments accroît sensiblement la fluidité et la sécurisation du commerce international. Un enjeu plus que jamais d’actualité.