Quand le financement export, le financement de projets et la finance durable se rencontrent
Proximo se penche sur la manière dont les différentes institutions financières abordent les passerelles entre financement export, financement de projets et financement du développement dans le cadre des efforts qu’elles ont annoncé pour financer le développement économique durable. Cécile Camilli, Responsable développement et financements export structurés chez Société Générale, explique sa vision du « comment » dans un entretien avec Proximo le 5 août 2024.
Proximo : Vous avez un titre intéressant, inhabituel pour un groupe bancaire. Dans quelle mesure le financement du développement et les financements export structurés se rejoignent-ils ?
Cécile Camilli (CC): Cécile Camilli (CC) : Merci de l'avoir remarqué. Nous avons changé le nom du département il y a près de trois ans. Auparavant, on parlait simplement de « financement export », mais ces dernières années, notre stratégie a évolué pour se concentrer davantage sur le financement du développement économique durable, en accompagnant à la fois les besoins des pays émergents et des pays développés. Nous avons concentré nos efforts sur les objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies, tandis que les agences de crédit export (ACE) étaient principalement très engagées sur des marchés émergents. Or, ces deux ou trois dernières années, les pays à revenus élevés se sont tournés vers la transition énergétique. Je tiens toutefois à souligner que cela ne se fait pas au détriment de notre soutien aux marchés émergents [Société Générale est arrivée en tête du classement TFX du financement exportaTXF dans les marchés émergents et en Afrique en 2023]. Le mot « développement » s'inscrit dans notre stratégie visant à renforcer le développement dans les pays émergents, à mettre l'accent sur le développement durable, que ce soit sur le plan social ou climatique, mais aussi à accompagner et accélérer la transition énergétique à l'échelle mondiale.
Nous avons également mis en place une équipe dédiée aux Institutions de Financement du Développement (IFD)et aux organisations multilatérales. Nous avons vu beaucoup de potentiel en collaborant et en nous coordonnant avec eux, car ils peuvent apporter des solutions complémentaires à celles des ACE. Au départ, c'était davantage dans les marchés émergents avec des institutions multilatérales et des institutions financières de développement régional, mais nous constatons aussi que des institutions européennes, telles que la Banque Européenne d'Investissement (PEI), la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BRED), la KfW en Allemagne), la SEK en Suède (dont certaines sont plus proches des ACE), s'engagent dans des mégaprojets européens autour de la transition énergétique.
Nous parlons aussi de financement export « structuré » car nous réalisons de nombreux financements de projets et d'actifs. Nous travaillons étroitement avec les équipes de financement et de conseil de Société Générale dans différents secteurs, notamment l'exploitation minière, la mobilité propre, les batteries, le transport maritime, les énergies renouvelables et l'hydrogène. Les ACE se sont transformées et sont aujourd'hui fermement engagées dans tous les secteurs, qui accélèrent dans les domaines des technologies vertes et de la lutte contre le changement climatique. Elles s'avèrent essentielles pour atténuer les nouveaux risques liés à ces secteurs, qu'il s'agisse de contreparties, de technologies ou de marchés.
Notre équipe est aussi capable de structurer des solutions de financement plus innovantes, que ce soit pour financer des exportateurs ou des emprunteurs, ce qui peut se faire par le biais de financements de créances ou de structures de crédit-bail. Nous travaillons étroitement avec nos collègues du financement de projets et d’actifs sectoriels sur des transactions à chaque fois qu'une ACE est impliquée. Ce sont d’abord des mandats de conseil puis des mandats d’arrangement financier, en travaillant ensemble pour nous assurer que l'approche et le conseil de l’ACE soient complétement intégrés.
Proximo : Plus spécifiquement, participez-vous à l'initiation/à l'origination des opérations ?
CC: En termes d'origination, nous avons des équipes sectorielles au sein de Société Générale, que nous appelons des équipes de financement et conseil, pour l’une dédié à l'industrie des batteries métalliques, l’autre à l'énergie, une autre à l'industrie maritime, etc. Elles se concentrent principalement sur la chaîne de valeur et les parties prenantes de chacun de ces secteurs. Nous sommes intégrés dès le stade de l'origination, en apportant notre expertise sur ce que les ACE et les institutions publiques peuvent apporter en termes de capacité de financement et de conseil. Il s'agit à la fois d'une approche de marché, de produit et de secteur.
Lorsque j'ai rejoint ce marché il y a quatre ans, nous avions une approche axée sur le contenu et le produit. Prenons par exemple un projet énergétique, dans lequel les turbines proviendraient d'un certain pays : l'ACE de ce pays aurait pu apporter une garantie en fonction de ce contenu. Aujourd'hui, nous disposons d'un large éventail de solutions et de produits proposés par les ACE, elles-mêmes guidées par des notions de souveraineté. Cette souveraineté peut concerner l'exportation, mais aussi la réindustrialisation, l'emploi, la sécurisation des achats, celle de l'approvisionnement.
Ce qui offre de nombreuses possibilités de maximiser la bancabilité et les conditions économiques des transactions. La culture de conseil du financement export est essentielle pour promouvoir les activités et accompagner les clients, qu'ils soient exportateurs, entrepreneurs, sponsors ou emprunteurs. Lorsque nous abordons un nouveau projet, qu'il s'agisse d'infrastructures sociales ou énergétiques, d'une gigafactory, d'hydrogène ou d'un projet d'énergie renouvelable, une cartographie de toutes les ACE et IFD possibles permet d’étudier et d’identifier non seulement le contenu et les exportations, mais aussi tous les axes de souveraineté que les ACE peuvent promouvoir. L'une n'est jamais comparable à l'autre.
Par exemple, vous pourriez identifier un potentiel de la CESCE (agence de crédit export espagnole) sur la base d'un intérêt industriel pour l'exportation de technologies, ou d'un parrainage espagnol. Mais alors Euler Hermes pourrait s'intéresser à la vente et à la sécurisation de produits stratégiques tels que les batteries, et la France pourrait se pencher sur la manière de réindustrialiser et d’accompagner des projets stratégiques dans le pays. La variété des capacités de financement donne toute son importance à la phase de conseil ou de pré-arrangements. C'est un nouvel esprit et une nouvelle culture qui sont désormais plus ancrés dans les équipes de financement export.
Proximo : Comment voyez-vous le paysage concurrentiel en 2024 ?
CC: Tout d'abord, nous avons vu les volumes globaux de financement des exportations doubler entre 2022 et 2023, pour atteindre près de 200 milliards de dollars [en 2023]. C'est vraiment impressionnant. C'est le résultat d'une transformation, non pas au détriment des marchés émergents, mais vers un tout nouveau marché qui s'est vraiment accéléré. Ce marché provient de la transition énergétique dans les pays à revenu élevé, et bien sûr, d'autres questions souveraines autour de la défense qui entraînent de nombreuses transactions importantes.
Parallèlement, de plus en plus de banques s’intéressent au financement export. Cela va même au-delà des banques, car plus d'investisseurs institutionnels sont prêts à acheter des actifs, que ce soit directement sous forme de prêt ou parfois sous forme de reconditionnement. Le financement export et du développement offre de la valeur au flux de trésorerie, à long terme, sécurisé avec un risque très limité, ou souverain, mais il est aussi possible d’en allouer le produit à des actifs spécifiques, souvent à impacts positifs.
Cela convient à la stratégie des institutions financières et à leurs engagements ESG par rapport aux objectifs généraux des entreprises que les marchés obligataires serviraient normalement. Dans ce cas, les fonds sont affectés par exemple, à un hôpital ou un projet renouvelable. Cela a beaucoup d'impact, non seulement en termes de stratégie ESG et d'allocation des bilans, mais aussi de communication.
Il est intéressant de voir un plus grand nombre de banques, américaines, asiatiques et européennes, actives surce marché. Cela lui donne plus de visibilité, à un niveau comparable à d'autres types de produits, et cela démontre son importance stratégique dans la capacité à transformer le monde.
Le financement export connaît une forte dynamique, et cet univers plus large de parties prenantes et de banques/investisseurs s'est accompagné d'un dynamisme de la part des ACE. Elles ont su se réinventer et s'éloigner radicalement des combustibles fossiles pour concentrer leurs ressources sur les projets ESG, sociaux, climatiques et verts.
Les ACE ont non seulement transformé leurs mandats, mais elles ont également créé de nouveaux produits et de nouvelles solutions. Elles ont fait preuve d'une grande agilité et d'une grande souplesse. Et le rythme de l'innovation implique souvent de nouveaux produits et de nouvelles solutions disponibles pour engager et sensibiliser les clients, en les conseillant sur les possibilités de financement export et de développement.
Proximo : Est-il désormais vital pour une ACE ou une IFD d'être impliquée dans l'un de ces mégaprojets pour que la banque puisse intervenir ?
CC: Nous verrons comment ces nouveaux secteurs mûrissent, quel accueil le marché réserve à ces technologies sont acceptées par le marché et dans quel secteur le risque sera perçu comme plus limité. Mais aujourd'hui, qu'il s'agisse de batteries, tel que les gigafactories Verkor AESC en France, de décarbonation industrielle, tel que l'usine H2 Green Steel en Suède ou d'énergies renouvelables tel que le champ éolien offshore que nous avons récemment financé en Pologne, Baltic Power, les ACE jouent un rôle déterminant dans la bancabilité des grands projets de levée de fond.
Ces projets impliquent de nouvelles technologies et une coordination contractuelle inédite pour lesquels nous ne disposons pas encore d’historique ou de modèles de financement testés sur le long terme. Le risque de contreparties peut également s’avérer difficile à évaluer sur des projets dont les sponsors entrepreneuriaux et les leaders émergents sont proches des modèles de startups.
Il y a aussi des marchés dans lesquels les contrats sont plus courts que l'échéance du financement. Nous avons par exemple récemment financé des navires d'installation d'éoliennes pour lequel le financement de nouveaux navires se fait sur des contrats à très court terme. Cela signifie qu'il faut également prendre en compte les perspectives du marché pour s'assurer les flux de trésorerie nécessaires au remboursement de la dette. En somme, en combinant marchés, nouvelles contreparties, technologies et financements de très grande envergure, il est possible d’inciter les ACE à s'impliquer et se joindre aux efforts collectifs des parties prenantes, des investisseurs, des banques et des gouvernements pour stimuler la révolution verte. C'est ce que nous avons pu observer lors des transactions auxquelles Société Générale a participé ces douze derniers mois.
Proximo : Et, pour en revenir au terme «développement », quelles sont les tendances en ce qui concerne les IFD ?
CC: Nous assistons à une autre évolution : l’accompagnement des transactions avec les IFD. Nous avons notamment réalisé deux transactions cette année. En mai, avec la Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures (AIIB ), pour le compte de Turk Eximbank, une transaction intéressante car c'est la première couverte par la garantie partielle de la dette d'AIIB dans le cadre de son programme de mobilisation de capitaux privés. Cette transaction est parfaitement alignée avec notre stratégie d’encourager les investissements verts dans l'efficacité énergétique et la gestion de l'eau.
De même, nous avons signé un accord avec la Banque africaine de développement pour la République du Sénégal. Il s'agit de la première transaction en deux devises pour la Banque africaine de développement (à la fois en francs CFA et en euros) dans le Cadre de financement durable du Sénégal, qui soutient le pays dans l'atteinte de ses objectifs de développement durable dans des secteurs stratégiques.
Proximo : En ce qui concerne les tendances tarifaires. L'inflation, la situation géopolitique, de nombreux développements sur de nouveaux marchés… tous ces impacts nécessitent une approche imaginative pour fixer les prix. Quelles tendances observez-vous ?
CC: Je ne pense pas qu'il y ait une tendance spécifique, car la dynamique des prix varie en fonction de la nature, de la taille et de la structure de l'opération, et ce, selon les secteurs, les financements de projets, les risques souverains ou d'entreprise des marchés émergents, etc.
On peut désormais parler d’un univers bancaire élargi et plus actif qui déploie beaucoup de ressources, ce qui crée une certaine tension sur les prix. Parralèlement, les transactions de financement export sont par nature déjà à des prix assez serrés, compte tenu de la forte atténuation des risques. Bien que les transactions ACE et IFD ne soient pas à l'abri de la volatilité du marché, des tensions trop agressives sur les prix ne sont pas souhaitables.
Proximo : Chez Exile Global, vos principaux points de discussion ont porté sur le rôle de la durabilité dans le financement export, et vous souligné un certain nombre d’opérations tels que la gigafactory AESC Douai et un projet de mobilité verte au Kazakhstan, ainsi que des transactions primées tels que Northvolt Ett et H2 Green Steel, auxquelles vous avez participé. Comment les mégaprojets durables progressent-ils cette année et à quoi ressemble votre pipeline ?
CC: Nous avons participé à plusieurs transactions dans le domaine des batteries et des énergies renouvelables, et nous continuons à être actifs sur ces deux domaines. Nous avons un bon pipeline, et nous étudions quelques transactions sur une base sélective. Je peux évoquer celles de la Gigafactory Verkor en France et d’EcoPro en Hongrie [en juin, une transaction accompagnée par Kexim et K-Sure]. Autre importante opération de financement, celle de Centinella, un projet s d'extraction de cuivre au Chili. Un projet stratégique visant à accompagner la chaîne d'approvisionnement de l’énergie renouvelable.
Le pipeline s'annonce prometteur avec des projets très alignés sur les objectifs mondiaux de réduction des émissions de carbone, concernant notamment les énergies renouvelables, la mobilité propre, mais aussi de grands projets d'infrastructures sociales à impact durable.
Proximo : En Asie, ou en Europe ?
CC: Les deux. L'accélération de la transition énergétique et la production d'énergie verte restent une priorité dans les deux régions.
Proximo : Pensez-vous que les volumes de financement à export seront supérieurs à ceux de l'année dernière ?
CC: Lors du TXF Athènes, on m’a demandé de faire une estimation du volume pour 2024. J'ai évoqué un montant d’environ 210 milliards de dollars, soit à peu près le même niveau qu'en 2023.