
L’eau, ressource rare et menacée : de l’urgence d’adopter des systèmes durables
Par Yannick Ouaknine, Responsable de la recherche sur le développement durable chez Bernstein, et Virgile Haddad, Analyste Développement durable chez Bernstein.
On se sent minuscule face à l’océan. Alors comment l’être humain peut-il avoir un tel impact sur une étendue si mystérieuse, si puissante, si vaste ? Car malheureusement, notre comportement est l'une des raisons pour lesquelles nous ne parvenons pas à garantir l’avenir durable des systèmes d'eau du globe. Et pourtant, en tant qu'individus – et certainement en tant que sociétés – nous pouvons agir et agissons déjà pour préserver nos océans et autres sources d'eau. Et parce que ces derniers sont si étroitement interconnectés, cela affecte l'ensemble de notre planète bleue.
Aujourd’hui, c’est principalement l'activité humaine qui est en cause. Alors qu’il existe des solutions, affirme Yannick Ouaknine, Responsable de la recherche sur le développement durable chez Bernstein, coentreprise de Société Générale et AllianceBernstein. « Si nous parvenons à sensibiliser, comme nous l'avons fait pour le changement climatique », soutient-il, « et si nous agissons collectivement, nous serons en mesure de relever ces défis. »
La sensibilisation passe par une meilleure compréhension du contexte. Si l’eau recouvre 70 % du globe terrestre, moins de 2 % de celle-ci est douce et moins de 1 % est facile d’accès (le reste étant enfermé dans les calottes glaciaires, l'atmosphère et le sol). Plus de 2 milliards de personnes dans le monde connaissent déjà une situation de stress hydrique élevé, selon les chiffres des Nations Unies. Par ailleurs, l’eau est devenue une ressource extrêmement rare pendant au moins un mois par an pour 4 milliards des habitants de la planète. Et ces chiffres ne feront que croître à mesure que les températures et la population mondiale augmentent.
Les océans forment le plus grand puits de carbone de la planète. Ils absorbent un quart de toutes les émissions de dioxyde de carbone d'origine humaine et capturent 90 % de la chaleur excédentaire selon le Groupe d'experts inter-gouvernemental sur l'évolution du climat (Giec). Le nombre croissant de catastrophes naturelles liées aux intempéries, qui ont causé plus de 2 millions de morts au cours du dernier demi-siècle, nous rappelle brutalement que le réchauffement climatique nous impacte déjà.
Ce bilan serait pire sans les océans et leur rôle critique dans l'absorption du CO₂ et de la chaleur. Cependant, eux-mêmes se réchauffent, s'acidifient, perdent de l'oxygène et les niveaux de la mer montent avec la fonte des glaces de l’Arctique. Ces effets en cascade impactent non seulement la biodiversité, la pêche et l'aquaculture, menaçant la sécurité alimentaire ; ils limiteront également la capacité des océans à absorber la chaleur et le CO₂ à l'avenir.
Éducation et adaptation
L’ampleur et la complexité de ces défis les rendent difficiles à relever. L'un des principaux obstacles - surtout dans les pays développés - est que la menace paraît souvent abstraite et lointaine, ce qui ne facilite pas la mobilisation de réponses à la mesure du problème. Une action efficace requiert une coordination mondiale et peut paraître beaucoup trop chère ou difficile à mettre en place.
La solution ne réside pas seulement dans l’éducation et la sensibilisation des populations sur l'urgence et l'immédiateté de nos défis liés à l'eau, déclare Virgile Haddad, Analyste Développement durable chez Bernstein. Elle dépend aussi de notre capacité à changer nos mentalités pour passer de la seule politique d’atténuation à la prise en compte également de la nécessité de nous adapter. « L'atténuation se base généralement sur des solutions technologiques complexes, de long terme et coûteuses. L'adaptation, elle, peut s’avérer plus rapide, plus pratique, plus facile à mettre en œuvre et fonctionner à un niveau local », souligne-t-il.
En matière de sensibilisation, un nombre croissant de conférences dédiées, telles que la Conférence des Nations Unies sur les Océans qui se tient en juin 2025 à Nice et le Blue Economy and Finance Forum à Monaco, tendent à remplir le même rôle que les COP annuelles qui recherchent des solutions au changement climatique.
Le secteur financier a un rôle important à jouer en mettant en relation investisseurs - qui détiennent le capital et sont de plus en plus désireux de le déployer - et entreprises, gouvernements et partenariats public-privé qui travaillent sur des solutions liées à l'eau. Malgré le récent bilan mitigé des fonds ESG, alors que le label lui-même a fait l'objet d'un examen plus approfondi, M. Ouaknine observe que des stratégies plus ciblées – comme celles liées au thème de l'eau – continuent d'attirer des flux significatifs et de susciter un fort intérêt des investisseurs.
Les entreprises, quant à elles, devront de plus en plus considérer l'eau comme un autre axe stratégique de durabilité - tout comme les émissions de carbone l'ont été au cours de la dernière décennie. Ce qui implique de développer des politiques spécifiques liées à l'eau, de mesurer l'utilisation de l'eau tout au long de leurs chaînes de valeur et de répondre de manière proactive à la pression croissante des régulateurs et des investisseurs. À mesure que les pressions s'accumulent en raison du changement climatique, de la croissance démographique et de la rareté de l'eau, les entreprises seront tenues de rendre compte de leur gestion de l'une des ressources les plus vitales – et fragiles – du monde.
Simple et efficace
L'équipe de Bernstein a identifié un certain nombre de solutions pratiques pour améliorer la durabilité des systèmes d'eau mondiaux. En mettant l'accent sur l'adaptation plutôt que sur des stratégies d'atténuation plus complexes, la plupart de ces mesures peuvent être mises en œuvre immédiatement en utilisant des technologies et des infrastructures existantes.
Un exemple tout simple consiste à changer de système d’irrigation pour les cultures. En effet, l'agriculture représente 70 % de notre utilisation annuelle d'eau douce, dont 80 % est utilisée pour l'irrigation. Remplacer l’irrigation par aspersion ou par seaux, par l'irrigation goutte à goutte via de longs tuyaux percés de nombreux petits trous, pourrait permettre d’économiser les quatre cinquièmes de cette eau.
L'irrigation goutte à goutte ne nécessite pas de technologie sophistiquée et est peu coûteuse à installer, même si elle peut être « améliorée » avec l'installation de capteurs qui collectent des données et surveillent l'humidité du sol. De plus, l'irrigation goutte à goutte devrait faciliter la tâche des agriculteurs lorsqu’il s’agira pour eux de payer une part équitable de l'eau consommée au niveau national ou mondial.
Aujourd’hui encore, cette ressource rare reste gratuite ou quasi-gratuite pour la plupart d’entre eux. L’établissement d’une tarification de l’eau aurait indéniablement un impact direct important sur la consommation globale, tout comme la tarification du carbone contribue à réduire les émissions de CO₂.
Un autre moyen de préserver l’eau douce consiste à la remplacer par de l'eau moins traitée (eaux « noire » ou « grise ») pour une utilisation dans l'agriculture, l'industrie et certains besoins urbains et résidentiels. Nos toilettes doivent-elles nécessairement être rincées à l'eau traitée, par exemple ? Les centrales thermiques utilisent des volumes d'eau conséquents pour le refroidissement – ce qui représente 40 % de tous les prélèvements d'eau douce aux États-Unis et en Europe. Ces centrales pourraient utiliser de l'eau grise dans des systèmes de refroidissement fermés et circulaires plutôt que de prélever l’eau douce des rivières pour ne l’utiliser qu’une fois, ce que font la plupart d’entre elles aujourd’hui. Cela requiert néanmoins des coûts d'installation initiaux.
Restaurer ou étendre des tampons naturels comme les mangroves, la végétation le long des rivières (tampons riverains) et les plaines inondables peut réduire la fréquence et les dommages causés par les inondations et les sécheresses. Cela protège la biodiversité, prévient l'érosion des sols et augmente les niveaux des eaux souterraines, et c'est pratiquement gratuit. Par ailleurs, l’amélioration de la conception des digues et levées peut souvent se faire à moindre coût, et ainsi maintenir ou restaurer la couverture d'assurance des zones résidentielles aujourd’hui menacées.
Solution plus technologique, la désalinisation (ou dessalement) a le potentiel de convertir en eau potable la source intarissable qu’est l'eau de mer. Largement utilisé au Moyen-Orient, le coût et l’empreinte environnementale de ce processus ont freiné son développement. Cependant, de nouvelles techniques atténuent aujourd’hui le coût de la désalinisation et permettent son fonctionnement avec de l'énergie renouvelable afin d’éviter les émissions de CO₂ supplémentaires.
Le Maroc, par exemple, construit la plus grande usine de désalinisation d'Afrique. Celle-ci fonctionnera avec de l’énergie éolienne produite par un parc à proximité. Elle utilisera l'osmose inverse pour produire 300 millions de mètres cubes d'eau par an, de quoi fournir 7,5 millions de personnes en eau potable et soutenir l'agriculture. Le financement de ce projet de 613 millions d'euros est soutenu par Société Générale.
Un changement de mentalité
Ces exemples démontrent qu'il existe de nombreuses mesures pratiques d’adaptation et, dans certains cas, d’atténuation du stress sur les systèmes d'eau du globe qui contribuent dans le même temps à lutter contre le changement climatique et à protéger la biodiversité.
La plupart de ces solutions sont déjà disponibles. Souvent, elles dépendent plus d'un changement de mentalité que de besoins importants en ressources économiques et financières. Apporter une réponse globale sera indispensable tôt ou tard. Mais commencer petit et local a aussi ses vertus. Cependant, il s’agit avant tout pour chacun d’entre nous de prendre conscience que disposer d'assez d'eau propre et douce pour survivre ne va plus de soi.