
La renaissance du nucléaire : pragmatisme et innovation vers la neutralité carbone
Par Olivier Musset, Co-Responsable Financement & Conseil, Energy Plus Group, Batteries, Mines et Industries.
Le paysage énergétique mondial connaît une profonde transformation. Alors que la demande d’électricité explose et que les impératifs climatiques se font plus pressants, l’énergie nucléaire connaît une renaissance remarquable. Autrefois mise à l’écart face à la défiance du grand public, à des énergies fossiles toujours plus compétitives et des énergies renouvelables de moins en moins coûteuses, l’énergie nucléaire retrouve aujourd’hui sa place de pilier clé dans un mix énergétique mondial en pleine évolution. Chez Société Générale, nous observons un véritable changement tant au niveau de la perception que de l’investissement, alors que pays et entreprises reconnaissent le rôle essentiel que le nucléaire peut jouer pour fournir une électricité fiable et décarbonée.
Une nouvelle ère pour le nucléaire : qui mène le jeu ?
La Chine est à l’avant-garde de cette renaissance avec près de 60 réacteurs en fonctionnement et 29 autres en construction. Mais la Chine n’est pas seule. Les États-Unis cherchent à revitaliser leur secteur nucléaire avec l’objectif ambitieux d’au moins tripler la capacité installée ; la grande majorité des quelques 94 réacteurs actuellement répartis sur 53 sites datent d’avant 1990. La modernisation de ces sites et de nouvelles constructions (10 nouveaux grands réacteurs d’ici 2030) sont ainsi prévues. Le Royaume-Uni a pris son premier engagement majeur en faveur du nucléaire depuis des décennies, en investissant des milliards dans des centrales de grande taille et dans les petits réacteurs modulaires (SMR), et en confirmant son investissement dans la centrale nucléaire de Sizewell C. Après des années de prudence suite à Fukushima le Japon relance son parc nucléaire, tandis que la Corée du Sud a renoncé à sa politique de sortie du nucléaire.
L’Europe n’est pas en reste dans ce revirement. Le Danemark, l’Italie et la Belgique – qui avaient abandonné ou prévu d’abandonner le nucléaire – reconsidèrent désormais leurs positions à divers degrés, tandis que la France et la Pologne poursuivent leur forte dynamique en faveur du nucléaire. Les économies émergentes sont également de plus en plus actives : à fin 2024, les trois quarts des réacteurs en construction se situaient dans des marchés émergents, dont la moitié en Chine. Le Bangladesh, l’Égypte, la Turquie, la Jordanie, le Kazakhstan et d’autres pays lancent des projets nucléaires pour répondre à la hausse de la demande électrique et réduire leur dépendance aux énergies fossiles.
Au-delà de cette dynamique, la Banque mondiale a levé son interdiction de longue date de financer des projets nucléaires, s’associant à l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique pour aider davantage de pays à intégrer le nucléaire dans leurs stratégies de développement. De plus, 14 institutions financières (dont Société Générale) se sont engagées à soutenir des projets qui contribueront à tripler la capacité de production d’énergie nucléaire d’ici 2050.
Pourquoi maintenant ? Les moteurs du renouveau du nucléaire
Plusieurs facteurs expliquent cette renaissance. Premièrement, le besoin d’une production régulière et sécurisée d’électricité décarbonée est plus pressant que jamais. L’électrification des industries, la multiplication des data centers et la demande croissante de climatisation dans un monde qui se réchauffe mettent les réseaux actuels sous tension. L’énergie nucléaire, avec sa production stable et l’absence d’émissions de gaz à effet de serre, est idéalement positionnée pour répondre à ces besoins.
Deuxièmement, le temps écoulé depuis les accidents de Tchernobyl et de Fukushima et les progrès significatifs réalisés en matière de sécurité ont commencé à apaiser les craintes du public – même au Japon, où les derniers sondages montrent qu’une majorité est désormais favorable au redémarrage des centrales à l’arrêt.
Troisièmement, l’économie du nucléaire évolue. Si les coûts de construction initiaux restent élevés, la longue durée de vie des réacteurs modernes (souvent prolongée de 40 à 60 ans, voire plus) permet d’amortir ces coûts sur plusieurs décennies. Lorsque l’on tient compte des infrastructures supplémentaires et le stockage nécessaires pour équilibrer les énergies renouvelables, et des coûts de captage du carbone pour les énergies fossiles, la compétitivité du nucléaire devient plus évidente. Par ailleurs, le prix de l’uranium est moins volatil que celui du pétrole ou du gaz, et le combustible peut être stocké, renforçant ainsi la sécurité énergétique. Le soutien des États reste également déterminant.
Avantages et inconvénients : une analyse équilibrée
Les avantages du nucléaire sont clairs : il s’agit d’une source stable, fiable et sans émissions de production d’électricité. Une fois en service, les centrales présentent généralement un temps d’arrêt minimal et des coûts d’exploitation prévisibles. Contrairement aux renouvelables, qui nécessitent des solutions de stockage et des adaptations du réseau pour gérer l’intermittence, le nucléaire assure une production constante, venant compléter l’éolien et le solaire.
Il reste cependant plusieurs défis. La sécurité demeure la préoccupation principale, compte tenu des accidents du passé. Toutefois, les réacteurs modernes disposent de systèmes de sécurité renforcés, et le bilan réel des victimes lié au nucléaire reste bien inférieur, par exemple, aux conséquences sanitaires persistantes du charbon. La gestion des déchets radioactifs est un autre enjeu persistant, nécessitant des solutions sûres et de long terme. Si les nouveaux réacteurs cherchent à réduire le volume des déchets, leur traitement final reste un défi complexe et coûteux.
Le financement reste également un challenge. Les coûts d’investissement élevés et les délais de construction pouvant atteindre 10 à 15 ans impliquent que la plupart des projets nucléaires requièrent un fort soutien du secteur public. Les banques, dont Société Générale, n’interviennent que si les projets répondent à des standards technologiques et de sécurité stricts – et si l’essentiel des risques de construction et d’exploitation est pris en charge par le secteur public ou, plus rarement, par des contreparties privées solvables.
Le pari des petits réacteurs modulaires
L’évolution la plus prometteuse est sans doute celle des petits réacteurs modulaires (PRM). Ces réacteurs compacts, souvent issus de technologies de micro-réacteurs utilisées dans les sous-marins nucléaires ou les porte-avions, ou conçus à partir de modèles réduits de réacteurs existants, offrent une sûreté accrue, une flexibilité supérieure et un risque de construction réduit. Le Royaume-Uni est pionnier dans le déploiement des PMR, avec une première commande à Rolls-Royce PMR et soutenue par la nouvelle agence britannique du nucléaire. En Amérique du Nord, GE Vernova a sécurisé des commandes de PMR. Et la France a identifié onze projets potentiels dans le cadre du programme France 2030.
Néanmoins, le secteur en est encore à ses débuts, avec plus de 80 modèles de PMR en développement dans le monde et une grande incertitude quant aux technologies qui finiront par s’imposer. Les coûts demeurent élevés, et la viabilité commerciale dépendra de la montée en puissance de la production, de la réduction des barrières réglementaires et de la démonstration de la rentabilité. Cela étant, d’importants financements en fonds propres seront nécessaires pour lancer la construction de PMR, et Société Générale compte accompagner les développeurs les plus prometteurs dans leur levée de capitaux.
Le rôle du nucléaire dans un futur décarboné
L’énergie nucléaire n’est pas une panacée ni un substitut aux renouvelables, mais un complément essentiel. Alors que de plus en plus de pays recherchent une énergie fiable et bas carbone pour atteindre leurs ambitions de neutralité carbone et renforcer leur sécurité énergétique, le rôle du nucléaire est appelé à s’élargir. Société Générale considère le nucléaire civil comme une composante incontournable de la solution – à condition que chaque projet respecte des critères stricts en matière de sécurité, de durabilité et de gouvernance, conformément à sa politique sectorielle dédiée au nucléaire civil.
L’adoption mondiale du nucléaire est une réponse pragmatique à des défis complexes. Forte d’une innovation constante, d’un financement responsable et d’un soutien public équilibré, l’énergie nucléaire peut contribuer à alimenter un avenir plus propre et plus sûr pour tous.