Les économies d’Amérique latine font figure d’exception
Ces dernières années, les économies du monde entier ont été fortement impactées par la pandémie de COVID et la situation géopolitique, qui ont entravé les échanges commerciaux et les lignes d’approvisionnement. Si ces perturbations ont eu un impact négatif sur la plupart des marchés, les économies d'Amérique latine semblent faire figure d'exception. En effet, ces dernières ont bénéficié de la hausse des prix des matières premières et de la rigueur de leurs propres politiques macro-économiques.
Nous nous sommes entretenus avec Bertrand Delgado, stratégiste senior des marchés émergents, Société Générale Amériques, qui partage son analyse de ce qui fait la particularité des marchés d'Amérique latine, des effets de la politique monétaire dans les mois à venir et de l'impact potentiel des élections américaines sur la région.
Comment expliquez-vous le dynamisme actuel des marchés latino-américains ?
La politique monétaire aux États-Unis est un facteur important. La récente réévaluation des anticipations du marché lié au cycle d’assouplissement de la Fed, repoussé de mars à juin, a créé de nouveaux points d’entrée et rendu les marchés d’Amérique latine beaucoup plus attractifs. Les banques centrales d’Amérique latine ont pris de l’avance dans la lutte mondiale contre l’inflation et ont, par conséquent, mis en place des différentiels de taux d’intérêt suffisants pour résister au dernier cycle de relèvement des taux de la Fed. Alors que la Fed se prépare désormais à réduire ses taux, l’Amérique latine devrait en tirer parti. La Fed devrait réduire ses taux de 100 points de base pour les établir à 4,38 % d’ici le premier trimestre 2025, ce qui, avec la baisse des rendements des bons du Trésor américain et l’affaiblissement du dollar américain, devrait profiter aux marchés d’Amérique latine.
La Fed devrait aussi commencer à limiter son resserrement quantitatif en juin prochain pour y mettre un terme d’ici le premier trimestre 2025. Ceci devrait impacter positivement l’appétit pour le risque et les conditions de liquidité à l’échelle mondiale, et continuer à alimenter le dynamisme l’économie latino-américaine.
Outre la politique monétaire américaine, nous prévoyons une croissance de l’économie chinoise d’environ 4,5 % en 2024 qui devrait soutenir la demande d’exportations latino-américaines, d’une part, et les prix des matières premières, d’autre part.
Par ailleurs, le risque politique s’est atténué en Amérique latine après avoir atteint un pic pendant et juste après la pandémie de COVID. Cela s'explique principalement par la solidité du cadre institutionnel et l’équilibre des pouvoirs et par le fait que le pendule politique est revenu au centre et s'éloigne du radicalisme.
Existe-t-il des tendances macro-économiques spécifiques qui profitent à la région latino-américaine ?
Nous observons deux grandes tendances macroéconomiques qui créent un environnement particulièrement favorable pour les marchés d’Amérique latine. La première est la transition énergétique verte, qui tend à favoriser l’Amérique latine, région de de métaux rares et de composants énergétiques en abondance. L’Amérique latine possède aussi la matrice d’électricité la plus propre au monde. 61 % provenant de sources renouvelables, soit un niveau supérieur à toute autre région et bien supérieur à la moyenne mondiale, selon la Banque interaméricaine de développement.
La deuxième tendance est la restructuration en cours des chaînes d’approvisionnement mondiales. Le Mexique a bénéficié de cette tendance plus que n’importe quel autre pays ou région, en remplaçant la Chine comme principale source d’importations des États-Unis face aux problèmes géopolitiques persistants entre les États-Unis et la Chine.
Ensemble, ces tendances devraient améliorer les perspectives des flux de capitaux et financiers vers l’Amérique latine à court terme.
Quels sont à votre avis les risques potentiels pour les marchés d'Amérique latine ?
Les principaux facteurs de risque que nous étudions sont la possibilité d’une récession aux États-Unis ou d’une évolution géopolitique susceptible de provoquer un choc inflationniste. On peut considérer que le risque de récession aux États-Unis s’est considérablement atténué au cours des seules dernières semaines. Nous estimons désormais que la croissance de l'emploi et des dépenses de consommation aux États-Unis ne présage pas de problèmes majeurs. L’inflation se rapproche également de l’objectif de 2 % de la Fed, malgré la croissance de l’emploi et des dépenses. Si les derniers chiffres de l’inflation aux États-Unis laissent entrevoir une trajectoire instable, cette trajectoire reste toutefois baissière.
Quel impact le résultat des élections aux États-Unis pourrait-il avoir sur les marchés d’Amérique latine ?
Nous sommes encore loin des élections et beaucoup de choses peuvent encore arriver, mais à ce jour, que ce soit Biden ou Trump qui l’emporte, le résultat sera probablement positif pour l’Amérique latine. Il est fort probable que le candidat élu n’obtienne pas la majorité au Congrès et que la politique du vainqueur ait un impact neutre sur l’inflation américaine et sur l’orientation de la politique de la Fed et, par conséquent, sur l’Amérique latine.
Quels autres facteurs observez-vous à l’approche des élections américaines ?
Les tensions géopolitiques restent un sujet d’observation pour les États-Unis. Quel que soit le résultat des élections américaines, la Chine devrait continuer de représenter un risque majeur pour les États-Unis. De plus, les tensions commerciales durables entre les deux pays devraient favoriser la poursuite du « nearshoring » et le remaniement des chaînes d’approvisionnement mondiales, ce qui serait positif pour l’Amérique latine. En outre, il n’y a pas un risque élevé d’un événement géopolitique en Amérique latine, ce qui rend la région attractive par rapport à d’autres régions du monde.
Dans l’hypothèse d’une amélioration des conditions financières mondiales, l’augmentation des déficits budgétaires américains lors de la prochaine présidence rendrait également attrayante pour les investisseurs la gestion macroéconomique disciplinée de l’Amérique latine, composée de politiques monétaires orthodoxes, de positions budgétaires gérables et de la dette nette des créanciers.
Selon vous, la Fed pourrait commencer à baisser ses taux au printemps. Quelles sont vos perspectives en matière de politique monétaire pour les pays d'Amérique latine ?
Le processus désinflationniste en cours et les taux d’intérêt réels élevés ont donné aux banques centrales de la région une plus grande marge de manœuvre pour poursuivre leurs cycles d’assouplissement, comme c’est le cas au Brésil, au Chili et en Colombie, ou pour s’approcher d’un cycle d’assouplissement, comme au Mexique.
Nous nous attendons à ce que le Chili accélère son rythme d’assouplissement avec une baisse des taux de 100, voire 125 points de base lors de sa prochaine réunion. Le Brésil et la Colombie devraient maintenir le cap avec une baisse des taux de respectivement 50 et 25 points de base.
Ce devrait être un peu différent pour le Mexique. La banque centrale devrait maintenir le statu quo jusqu’en mars. Lors de sa dernière réunion, Banxico a laissé ses taux inchangés à 11,25 % par décision unanime. Bien que l’inflation représente un défi permanent, la banque centrale a également signalé qu’elle maintiendrait ses prévisions d’inflation globale et sous-jacente à 3,5 % pour la fin de l’année 2025. À l’approche des élections mexicaines de cet été, il sera intéressant de voir comment les données évoluent dans la région.