
Géopolitique et financement du commerce : analyse des répercussions mondiales
Emmanuelle Petelle, Directrice Adjointe Trade Services, analyse l’impact de la volatilité actuelle sur le financement du commerce et propose des solutions efficaces pour les trésoriers.
Le paysage du commerce mondial continue d’évoluer rapidement, avec une valeur record de 33 000 milliards de dollars en 2024 pour les biens et services échangés, selon la mise à jour de décembre 2024 du commerce mondial de la CNUCED. Cette croissance se poursuit malgré les inefficacités persistantes liées aux processus documentaires encore largement basés sur le papier et à des pratiques anciennes souvent lourdes. À cela s’ajoutent désormais les risques supplémentaires engendrés par les crises géopolitiques nouvelles et émergentes.
Ces risques, souligne Emmanuelle Petelle, représentent non seulement une perturbation majeure pour les acteurs du commerce et du financement du commerce, mais aussi pour le processus commercial lui-même. La confiance entre pays est mise à mal par certaines décisions politiques, notamment en matière de tarifs douaniers, qui ont particulièrement touché les secteurs de l’automobile et de l’électronique.
Ces préoccupations sont clairement reflétées dans l’enquête ICC Pulse Survey d’avril 2025 : 64 % des entreprises interrogées s’inquiètent de la hausse des coûts, 47 % évoquent des incertitudes en matière de planification, et 45 % signalent des perturbations dans les chaînes d’approvisionnement.
Le niveau d’imprévisibilité auquel le commerce est confronté a conduit à une révision à la baisse des prévisions de croissance mondiale, avec des perspectives de baisse des revenus pour toutes les entreprises exposées aux États-Unis. L’OMC prévoit une baisse de 0,2 % du volume du commerce mondial de marchandises en 2025, avec une chute particulièrement marquée en Amérique du Nord, où les exportations devraient reculer de 12,6 %.
Emmanuelle Petelle commente : « Plusieurs de nos clients envisageaient d’investir aux États-Unis, mais estiment désormais que cela n’est pas possible dans un environnement aussi instable. Certains secteurs, comme l’automobile et sa transition vers les véhicules électriques, voient déjà leurs programmes d’innovation fortement perturbés. »
Le commerce en mutation
Pour compenser les pertes de revenus liées aux tarifs douaniers, la Chine accélère ses exportations vers des marchés hors États-Unis, générant une concurrence féroce dans ses zones cibles, note Emmanuelle Petelle. « Bien que leurs revenus soient incertains, de nombreux clients cherchent à augmenter leurs réserves de trésorerie, mais cela intervient alors que les taux à court terme en Europe sont en baisse. Aux États-Unis également, les entreprises envisagent de mettre de côté davantage de liquidités pour gérer leurs stocks et leurs coûts d’exploitation dans cet environnement instable. »
L’incertitude entraîne des difficultés de budgétisation, poussant les entreprises à se tourner davantage vers les marchés obligataires cette année, ainsi qu’à adopter des programmes de financement de la chaîne d’approvisionnement et de créances.
« À moyen terme, nous anticipons un impact négatif sur certains investissements, notamment dans les énergies renouvelables », indique Emmanuelle Petelle.
« De manière générale, les entreprises devront revoir leurs coûts de projets par rapport aux revenus, car elles sont contraintes de réévaluer leurs plans d’affaires, en particulier aux États-Unis où les prix de composants clés en provenance de Chine augmentent. »
Quelques facteurs positifs
Il existe peu de facteurs positifs que les entreprises peuvent intégrer dans leurs projets. Une baisse du dollar américain et une réduction du coût de l’énergie pourraient aider certains secteurs cycliques, suggère-t-elle. L’Europe se dirige également vers des taux à court terme plus bas (les taux à long terme étant « une autre histoire »). Cela pourrait soutenir les entreprises en transformation, comme dans la pétrochimie, où ces taux pourraient compenser certaines incertitudes, même s’ils ne suffiront pas à compenser la baisse globale des revenus.
Vers une réindustrialisation européenne
À long terme, une réindustrialisation de l’Europe est nécessaire. « Cela se voit notamment dans le secteur de la défense aéronautique, où l’objectif est de gagner en indépendance, mais aussi dans la capacité de la région à accueillir d’autres industries stratégiques. Cela relancera également le débat sur l’importation de technologies avancées en provenance de Chine. »
La direction de ces investissements nécessitera inévitablement des financements, car le soutien étatique reste incertain, note Emmanuelle Petelle. Toutefois, certaines tendances à long terme se maintiennent, notamment dans les centres de données, où les investissements ne sont pas réduits pour le moment. Et bien que les énergies renouvelables soient actuellement moins prioritaires aux États-Unis, elles restent une priorité pour la plupart des pays.
Avec de nombreux pays commerçants qui reconfigurent leurs routes commerciales, on observe un soutien accru à certains grands projets renouvelables en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique, impliquant des entreprises asiatiques et européennes. La Chine, ces dernières années, a diversifié ses routes commerciales vers l’Amérique latine, tandis que l’Inde intensifie sa présence au Moyen-Orient et en Afrique. Ces nouveaux corridors devraient perdurer une fois établis.
Toujours adapté aux besoins
Malgré les incertitudes croissantes dans le commerce international, les trésoriers sont généralement bien préparés pour y faire face, estime Emmanuelle Petelle.
« Plusieurs avaient anticipé les hausses de tarifs douaniers, avec des entreprises chinoises et européennes qui ont construit des usines et lancé des projets aux États-Unis, par exemple. Mais nous restons actifs sur les solutions de financement à court terme, notamment les crédits documentaires (LC) et les garanties, qui continuent de sécuriser les importations et exportations de nos clients. »
Le manque de nouveaux produits financiers dans le commerce, malgré un besoin évident de soutien, montre que les offres « classiques » restent globalement adaptées. Le défi se pose surtout pour les petites entreprises ou celles dont les échanges sont à fort volume et faible valeur, qui cherchent à protéger leurs intérêts financiers, explique Emmanuelle Petelle.
« Cela devient un peu plus difficile dans certains cas, car le coût de ces outils est assez élevé pour les banques, surtout si l’on ajoute les allocations de capital nécessaires et le coût du traitement des crédits documentaires. ». Cela crée un environnement où les banques deviennent plus sélectives quant aux clients, aux pays et à la taille des opérations qu’elles souhaitent accompagner.
Le virage du numérique
Cependant, la digitalisation du financement du commerce, notamment pour certains produits comme les eLC, les e-garanties Swift MT760 (pour les LC standby), et même les encaissements documentaires, devrait améliorer la connectivité entre les parties prenantes, accroître l’efficacité et réduire les coûts de traitement — ouvrant potentiellement de nouvelles opportunités commerciales.
L’arrivée de plateformes sécurisées multi-banques comme Komgo a également permis de familiariser différents acteurs avec le commerce numérique, bien que de nombreuses autres plateformes, pourtant solides technologiquement, n’aient pas réussi à atteindre une masse critique d’utilisateurs.
La documentation commerciale reste donc très consommatrice de papier. On estime qu’une transaction implique jusqu’à 36 documents et 240 copies, soit environ 4 milliards de nouveaux documents papier échangés chaque année entre les banques. De plus, les vérifications de conformité selon environ 400 règles de la CCI restent largement manuelles et chronophages. Par exemple, il faut jusqu’à 15 jours pour exécuter un crédit documentaire papier, quel que soit le montant ou les contreparties.
À son crédit, l’initiative ICC Digital Standards (DSI) a travaillé pendant 18 mois sur le rapport KTDDE (Key Trade Documents and Data Elements), visant à harmoniser 36 documents clés du commerce. Cette coordination est une étape essentielle vers une interopérabilité mondiale.
Bien que des systèmes électroniques existent pour résoudre certains problèmes, Emmanuelle Petelle souligne qu’il existe un manque de volonté dans certains pays pour passer au numérique, principalement en raison des investissements technologiques nécessaires. Elle indique toutefois que la loi modèle sur les documents transférables électroniques (MLETR) a été créée pour fournir un cadre juridique neutre en matière de technologie, permettant leur utilisation. L’adoption de ce cadre est, selon elle, une étape indispensable vers la digitalisation du commerce.
Mais seulement 10 pays l’ont adopté à ce jour. La CCI s’est fixé un objectif ambitieux : 100 pays conformes au MLETR d’ici 2026. Société Générale est un partenaire engagé dans ce projet et soutient pleinement l’initiative Paris Europlace visant à accélérer l’adoption des solutions numériques en France.
Les dispositions du MLETR ont été promulguées en France en juin 2024, avec une applicabilité complète attendue au premier semestre 2025. Société Générale contribue activement aux groupes de travail de l’initiative, notamment au pilier Advocacy, qui favorise un dialogue approfondi entre les parties prenantes du commerce. Des preuves de concept (PoC) sont en cours de développement avec plusieurs clients corporate, dans les secteurs des matières premières et hors matières premières, ainsi qu’avec leurs partenaires bancaires à travers le monde.
Des progrès, mais encore lents
Malgré des avancées évidentes, tout cela prend plus de temps que prévu, explique Emmanuelle Petelle.
« De nombreux pays ont d’autres priorités à l’agenda, et le financement du commerce — sujet complexe — est trop souvent ignoré par les décideurs politiques. C’est clairement une question d’investissement dans l’éducation », affirme-t-elle. « Un travail considérable reste à faire, notamment dans les marchés émergents où les infrastructures juridiques et techniques, ainsi que la capacité à investir dans le changement, sont encore en retard. »
La technologie a un rôle évident à jouer. Et en matière de réduction des risques commerciaux au niveau produit, Emmanuelle Petelle confirme que les solutions traditionnelles restent adaptées. Mais lorsqu’il s’agit de s’implanter dans une nouvelle juridiction, les clients des banques internationales apprécient aussi la connaissance locale et l’expérience de leurs partenaires.
« Il ne s’agit pas seulement de technologie et de produits, mais aussi de conseiller les clients sur la rédaction des garanties et les clauses des facilités. »
Le travail en coulisses
Alors que la digitalisation continuera de jouer un rôle majeur dans l’efficacité des processus, les banques travaillent à l’automatisation pour réduire les coûts des transactions. Le Straight Through Processing (STP) est un objectif commun, note Emmanuelle Petelle. Cela concerne aussi bien le front office que le back office, y compris les vérifications de conformité, notamment face au renforcement des lois européennes sur la lutte contre le blanchiment (AML). « Nous sommes étroitement surveillés à ce sujet. Mais le coût de ces contrôles augmente, et nous devons automatiser cela pour toutes les transactions. Depuis quelque temps, nous élargissons notre usage de l’IA pour nous y aider. »Malgré la réglementation accrue, la complexité, les risques et les coûts du financement du commerce, il n’y a pas eu de retrait massif des prestataires.
Toutefois, comme mentionné plus haut, certaines institutions deviennent plus sélectives quant aux clients et aux pays qu’elles desservent, et les petits acteurs ou ceux à faible valeur ajoutée rencontrent des difficultés d’accès, ce qui montre qu’un travail important reste à faire en coulisses.
« Il est essentiel que les banques continuent à travailler sur des plateformes mutualisées, des échanges sécurisés et la standardisation de l’interconnectivité », commente Emmanuelle Petelle. « C’est pourquoi Société Générale continue de collaborer avec Swift sur les e-garanties, par exemple. En fait, nous pensons que plus il y a de standardisation dans le secteur, mieux c’est pour tous les acteurs. »
Elle poursuit : « Les clients corporate ont toujours besoin d’une gamme de solutions de financement à travers le monde. Bien sûr, les banques continueront à rechercher des partenariats fintech adaptés, pour développer les bonnes solutions et atteindre chaque marché. Pour l’instant, nous ne constatons aucune perturbation majeure dans les produits de financement du commerce. »
Regarder vers l'avenir
En revanche, les perturbations actuelles causées par d’autres facteurs sont bien réelles. Même si à court terme, les flux entre banques ont pu être légèrement ralentis, le pipeline de Société Générale reste stable. L’impact réel des événements récents ne sera véritablement visible qu’en 2026, commente Emmanuelle Petelle. Face à une volatilité persistante, il est temps d’agir. Les priorités clés pour le secteur incluent la promotion de cadres juridiques favorables, comme ceux portés par l’ICC DSI (notamment KTDDE et MLETR).
« Il faut également encourager le dialogue au sein du secteur, alors que les partenaires cherchent à identifier les solutions interopérables les plus efficaces », conclut Emmanuelle Petelle. « Le chemin vers la digitalisation est long, et nous devons continuer à le construire avec les banques, les fintechs et les autres partenaires. Lorsque cela se produira, tous les acteurs bénéficieront de gains de productivité, et cela renforcera la sécurité et la confiance dans le commerce mondial. »