
Financer les 106 000 milliards de dollars nécessaires aux infrastructures de demain
Par Massimiliano Battisti, Responsable mondial des infrastructures, Télécoms, Médias et Technologies, et Hervé Le Corre, Responsable adjoint des infrastructures, télécoms, médias et technologies
Sans composant, aucun logiciel ne peut fonctionner. Alors que nos vies deviennent toujours plus virtuelles, la construction, la réparation et l’entretien des réseaux physiques qui soutiennent notre monde numérique mobilisent des capitaux de plus en plus importants. Selon un nouveau rapport de McKinsey, les investissements mondiaux dans les infrastructures, routes et ponts, réseaux électriques, installations d’énergie propre, usines de semi-conducteurs et surtout centres de données, devraient atteindre la somme vertigineuse de 106 000 milliards de dollars d’ici 2040.
Et ce chiffre colossal continue de croître. Comme le souligne Massimiliano Battisti, Responsable mondial des infrastructures, télécoms, médias et technologies chez Société Générale : « Il est facile de perdre le fil des évolutions dans ce domaine. Si vous me reposez la question dans deux ans, le paysage aura probablement changé d’une manière que nous ne pouvons même pas encore définir, tant l’expansion des infrastructures numériques et des centres de données est rapide. L’ampleur même du défi n’a d’égale que son urgence » souligne-t-il.
La demande d’investissement dans les infrastructures varie fortement selon les zones géographiques et les secteurs. McKinsey estime que deux tiers des 106 000 milliards seront nécessaires en Asie, avec l’urbanisation rapide, de la croissance démographique et de l’expansion industrielle de la région. Les États-Unis et la région EMEA (Europe, Moyen-Orient, Afrique) suivent, avec l’urgence des besoins de modernisation des transports, des réseaux énergétiques et de la connectivité numérique. En Europe, les exigences ESG, la rénovation des réseaux et les besoins d’entretien définissent les priorités.
Sur le plan sectoriel, le paysage évolue. Les infrastructures traditionnelles (routes, rails, bâtiments) restent essentielles, mais les infrastructures numériques prennent désormais le devant de la scène. Les centres de données, en particulier, connaissent une croissance explosive. Uneautre étude de McKinsey estime que les investissements mondiaux dans ce seul secteur atteindront entre 7 000 et 8 000 milliards de dollars au cours des quatre prochaines années. Des géants comme Microsoft et Amazon lancent aujourd’hui des projets de plusieurs dizaines de milliards, répartis sur plusieurs campus, connectés par fibre optique et dotés de centrales électriques dédiées.
Les fonds comblent le déficit de financement
Historiquement, les grands projets d’infrastructure étaient principalement financés par des fonds publics et des prêts bancaires. Comme le rappelle Hervé Le Corre, Responsable adjoint des infrastructures, télécoms, médias et technologies chez Société Générale : « Il y a plus de dix ans, le marché était quasi exclusivement bancaire. » Les banques accordaient des prêts à long terme et conservaient les projets dans leurs bilans. Mais la crise financière mondiale, les réformes réglementaires (Bâle III et IV) et les contraintes de capital ont changé la donne. Les banques doivent désormais faire face à des coûts plus élevés et à des exigences de liquidité plus strictes, ce qui rend plus difficile le financement de projets à long terme en solo.
Cette évolution a ouvert la voie à de nouveaux acteurs. « Face à une demande aussi importante, un effort complémentaire est nécessaire », explique M. Battisti. « Pour combler ce manque, nous avons besoin d’investisseurs institutionnels, capables d’accéder à différentes sources de liquidité et de bénéficier d’un coût du capital compétitif. » Les fonds de pension et les compagnies d’assurance, en particulier, sont en mesure d’aligner la longue durée de vie des actifs d’infrastructure avec leurs propres engagements à long terme.
Ces dix dernières années, les fonds privés spécialisés dans les infrastructures sont rapidement montés en puissance. Presque toutes les grandes sociétés de capital-investissement et de gestion d’actifs disposent aujourd’hui de véhicules dédiés. BlackRock, Blackstone, Brookfield et d’autres sont devenus des acteurs clés et proposent une gamme complète de solutions de financement : dette senior, mezzanine, quasi-fonds propres, etc. Ces fonds bénéficient souvent d’un coût du capital inférieur à celui des banques et d’un cadre réglementaire plus souple.
Le rôle des banques reste essentiel
Les banques s’adaptent. Société Générale, par exemple, a noué des partenariats, notamment avec Brookfield (Canada), qui gère plus de 1 000 milliards de dollars d’actifs. « Pour Brookfield et des fonds similaires, nous apportons de la visibilité et un accès à nos capacités de structuration », explique M. Le Corre. « Nous conservons une partie de la dette dans nos livres, mais nous pouvons transférer ce que nous structurons aujourd’hui. C’est cela, un partenariat. » De telles collaborations permettent aux banques de souscrire des opérations plus importantes et de répartir les risques, tandis que les fonds bénéficient de l’expertise et des relations clients des banques.
Le modèle devient de plus en plus hybride. Les banques financent souvent la phase de construction, puis les projets sont refinancés sur les marchés ou cédés à des investisseurs institutionnels une fois les projets stabilisés. « L’avenir des banques comme Société Générale est de connecter, d’agir comme catalyseur entre l’offre et la demande », indique M. Battisti.
Malgré la montée des fonds privés, les banques restent donc indispensables. Leur force réside dans leurs relations clients, leur connaissance du marché et leur expertise en matière de structuration. « Les banques conservent la relation avec le client », soutient M. Battisti. « Les investisseurs institutionnels sont davantage guidés par le rendement. Si les choses tournent mal, vous avez besoin de vos banques à vos côtés. » M. Le Corre ajoute : « Nous savons structurer les opérations, et même dans les périodes difficiles, nous savons aussi trouver des solutions. Nos ingénieurs savent anticiper les tendances. Je pense que notre rôle demeurera toujours de plus en plus important. »
Les banques ont aussi un rôle clé de conseil. Elles aident les porteurs de projets à naviguer face aux risques, et dans un contexte de barrières réglementaires et d’enjeux sociaux comme l’acceptation du projet par les communautés. Les projets d’infrastructure sont souvent complexes et impliquent les gouvernements : les fonds publics et les garanties restent essentiels dans des secteurs comme le nucléaire par exemple, où le capital privé ne peut assumer seul les risques.
Vers un nouvel écosystème
Le marché du financement des infrastructures évolue vers un écosystème complexe, où banques, investisseurs institutionnels, fonds privés et entités publiques sont complémentaires. « Il y a de la place pour tout le monde », observe M. Battisti.
L’ampleur de la demande mondiale devrait garantir des rendements intéressants pour tous les acteurs, mais l’avenir dépendra de l’innovation des modèles de financement, de la solidité des partenariats et d’une gestion rigoureuse des risques.
Historiquement, ce marché est cyclique, et certains commencent à voir une bulle dans l’actuelle explosion de l’IA. M. Battisti nuance : « Même si la croissance devait ralentir et que certains acteurs devaient être restructurés, tous les actifs construits aujourd’hui resteront utiles à quelqu’un, d’une manière ou d’une autre. »
Dans cette nouvelle ère, le défi ne consiste pas seulement à mobiliser les capitaux à l’échelle requise, mais aussi à garantir que les investissements dans les infrastructures soient durables, transparents et alignés sur les besoins de la société à long terme. Les enjeux : croissance économique, adaptation climatique, transformation numérique, n’ont jamais été aussi élevés.



