Comment l'aéronautique zéro émission se prépare au décollage

11/05/2022

Rares sont les industries qui ont travaillé aussi dur pour réduire leur impact sur l’environnement et qui ont cependant encore tant à faire. C’est tout le paradoxe du secteur de l’aéronautique.

Parce que le carburant a toujours été le principal coût supporté par les compagnies aériennes, elles ne cessent de mettre à niveau leurs flottes, d’optimiser les itinéraires et de réduire le poids des avions afin de diminuer leur consommation. En répercutant la plupart de ces gains par une baisse des prix des billets, elles ont entraîné une croissance rapide du trafic d’environ 5,3 % par an depuis les années 1990. « Même si ce n’est pas une mauvaise chose en soi, cette croissance a largement contrebalancé le gain d’efficacité énergétique », souligne Yann Sonnallier, Responsable mondial des financements aéronautiques chez Société Générale.

Avec pour résultat que les émissions de dioxyde de carbone de l’aviation ont augmenté d’environ 2,5 % par an (certes, nettement moins vite que le trafic aérien (mesuré en revenus par passager au kilomètre) ou même le PIB mondial),– ce qui rend le secteur responsable de près de 2,5 % des émissions mondiales de CO2. La plupart des émissions dues au transport sont difficiles à traiter, mais le kérosène brûlé dans l’atmosphère par les moteurs à réaction figure parmi les émissions les plus difficiles à réduire.

Pourtant, l’IATA (International Air Transport Association), l’association professionnelle du secteur, s’est engagée à atteindre zéro émission nette de carbone d’ici 2050. La question est de savoir si cet engagement est réaliste et quels sont les moyens concrets nécessaires pour atteindre cet objectif.

La première des actions à poursuivre, soutient M. Sonnallier, est le renouvellement des flottes. Chaque génération d’appareil est environ 15 à 25 % plus efficace que la précédente. Pourtant, seul un cinquième des avions opérationnels d’aujourd’hui sont de type Airbus 320neo/Boeing Max (pour les avions à fuselage étroit) ou B787/A350/A330neo (pour les avions à fuselage large). Les améliorations continues devraient contribuer à environ 10 % de l’effort mondial de décarbonation d’ici 2050. Entre-temps, l’optimisation des itinéraires, l’intégration des systèmes de commandes de vol – en particulier en Europe – et la réduction des émissions dans les aéroports liées au roulage des appareils et aux opérations de manutention au sol représentent quelques points de pourcentage supplémentaires. 

Les gains majeurs – de la moitié aux deux tiers de l’effort total de décarbonation – proviendront toutefois du passage au carburant durable d’aviation, ou SAF (Sustainable Aviation Fuel). Le défi ici réside moins dans la technologie aéronautique que dans le besoin de production de SAF à grande échelle et l’investissement requis pour atteindre cette échelle. Les premières tentatives visant à produire du carburant durable en plantant de vastes champs de cultures comme le colza se sont avérées nuisibles pour l’environnement. Aujourd’hui, la plupart du SAF est fabriqué à partir de déchets collectés, comme les huiles de cuisson usagées, qui sont convertis en SAF et mélangés au kérosène traditionnel (jusqu’à 50 % aujourd’hui et bientôt plus), puis directement pompés pour alimenter les réservoirs d’aile d’un avion. 

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Nouvelles sources de carburants aéronautiques (1)

Une troisième génération de SAF, aussi appelés e-carburants (ou power-to-liquids), est en cours de développement. Ceux-ci sont produits avec de l’électricité verte et la capture du carbone, et les matières premières nécessaires ne sont donc pas limitées. Toutefois, construire une capacité suffisante d’énergies renouvelables et d’hydrogène pour produire cette électricité verte prendra du temps, nécessitera des investissements massifs dans la production d’électricité renouvelable et les infrastructures d’hydrogène, et coûte actuellement encore très cher. 
Avant la hausse des prix de l’énergie de l’automne dernier et le conflit ukrainien, le SAF coûtait trois à huit fois plus cher que le kérosène. L’industrie doit investir environ 10 000 milliards de dollars d’ici 2050 pour augmenter la production globale de SAF, qui passe par la modernisation des raffineries conventionnelles ainsi que par le financement du développement de nouvelles technologies de e-carburants à grande échelle.

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Total des investissements requis dans le secteur de l’aviation (1)

Une autre approche axée sur la technologie consiste à développer des avions alimentés à l’hydrogène ou par des batteries électriques. Airbus promet un modèle de démonstration zéro émission alimenté à l’hydrogène d’ici 2035, et d’autres fabricants « disruptifs » développent des concepts d’avions propulsés à l’hydrogène ou électriques. Ces technologies présentent un important potentiel, mais les délais sont longs et elles resteront limitées aux modèles courts courriers pour de nombreuses années à venir. Cependant, la majeure partie des émissions sont générées par les vols longs courriers. Au mieux, cela contribuera à 10 % de l’effort de décarbonation de 2050. Cela laisse entre 5 et 20 %, qui devront être éliminés par la capture et les compensations de carbone, comme la plantation de forêts ou le développement d’autres solutions de capture, d’utilisation et de stockage du carbone (appelés CCUS).

Ainsi, si le net zéro est techniquement réalisable dans l’aéronautique, il va exiger des efforts et une coopération sans précédent de la part de toutes les parties prenantes de la chaîne de valeur, c’est-à-dire les compagnies aériennes, les bailleurs, les fabricants et les fournisseurs de capitaux . Il faudra aussi un soutien gouvernemental fort, alliant le bâton, comme des réglementations européennes pour augmenter la part de SAF au fil du temps, et la carotte, comme les incitations fiscales américaines. Enfin, cela nécessitera  des investissements faramineux.

La bonne nouvelle, dit M. Sonnallier, c’est que tout le monde s’accorde désormais sur le SAF comme solution de long terme. Par conséquent, les grands groupes énergétiques investissent dans le raffinage, notamment dans le cadre de leur propre programme net zéro. Pendant ce temps, les startups financées par le capital-investissement et le capital-risque développent la technologie SAF et renforcent les capacités « greenfield ». Certaines compagnies aériennes, comme AF-KLM ou JetBlue, ont investi dans ces entreprises, même en pleine pandémie, ce qui démontre à quel point il est stratégiquement important pour elles d’avoir accès à long terme aux nouveaux carburants. 

La contribution des entreprises, avec la réduction des voyages d’affaires, sera également essentielle. Plusieurs solutions sont déjà proposées par des compagnies aériennes ou des producteurs de SAF (appelés programmes d’entreprise SAF) et permettent aux entreprises de réduire leur empreinte carbone et de soutenir le développement de l’écosystème SAF.

Il reste qu’en matière de financement, le poids le plus lourd devra être porté par les prêteurs traditionnels comme les banques. C’est pourquoi six des plus importantes banques finançant le secteur de l’aéronautique, à savoir Société Générale, Bank of America, BNP Paribas, Citi, Crédit Agricole CIB et Standard Chartered Bank, ont récemment lancé le projet « Climate-Aligned Finance (CAF) », qui vise à établir des normes communes pour la promotion de la décarbonation dans le secteur de l’aéronautique – similaire aux Principes de Poséidon 2019 pour le transport maritime, dont Société Générale est également membre fondateur.

James Mitchell, directeur de l’Institut Rocky Mountain (RMI), qui développe la méthodologie qui sous-tend le cadre du CAF, déclare: « Ces initiatives réussissent si les institutions financières les plus importantes, les acteurs de l’industrie et les ONG les soutiennent. En ce sens, Société Générale a été très influente et nous aide à recruter des bailleurs de fonds. L’objectif est d’établir un langage commun entre les fournisseurs de capitaux et leurs clients pour rendre cet effort de décarbonation réalisable. » 

Dans le secteur maritime, M. Mitchell note que les Principes de Poséidon, adoptés à l’origine par 11 signataires, en comptent désormais 29, représentant plus de la moitié de la dette maritime senior. Des principes équivalents ont été lancés par des assureurs maritimes et des compagnies d’affrètement et plus de 2 milliards de dollars de financements liés à la durabilité ont été émis en seulement deux ans. L’aéronautique n’en est qu’au début de son parcours, mais il est probable qu’elle dépasse rapidement le transport maritime. Après tout, les avions sont plus rapides que les navires.
 


(1)     missionpossiblepartnership.org/wp-content/uploads/2021/10/MPP-Aviation-Transition-Strategy-2021.pdf